Platon [17] : Le mythe de la création du monde par un Démiurge. Timée 28e

Publié le par Maltern


 Platon [17] : Le mythe de la création du monde par un Démiurge. Timée 28e

[* Le « mythe vraisemblable » de la genèse de l’univers dans le Timée : La création du monde par le Démiurge « Si notre monde est beau et si son démiurge est bon, il est évident que le démiurge a fixé ses regards sur ce qui est éternel » L’intellect dans la matière : la nature comme vivant. L’invention du temps « image mobile de l’éternité » : la mise en ordre circulaire du ciel./ Ce que l’être est au devenir, la vérité l’est à la croyance.]


« [27e] Or, il y a lieu, à mon sens, de commencer par faire cette distinction : qu’est-ce qui est toujours, sans jamais devenir, et qu’est-ce qui devient toujours, sans être jamais ? De toute évidence, peut être appréhendé [28a] par l’intellect et faire l’objet d’une explication rationnelle, ce qui toujours reste identique. En revanche, peut devenir objet d’opinion au terme d’une perception sensible rebelle à toute explication, ce qui naît et se corrompt, ce qui n’est réellement jamais. De plus, tout ce qui est engendré est nécessairement engendré sous l’effet d’une cause ; car, sans l’intervention d’une cause, rien ne peut être engendré. Aussi, chaque fois qu’un démiurge fabrique quelque chose en posant les yeux sur ce qui toujours reste identique, et en prenant pour modèle un objet de ce genre, pour en reproduire la forme et les propriétés, tout ce qu’il réalise en procédant ainsi est nécessairement beau ; au contraire, s’il fixait les yeux sur ce qui est engendré, le résultat ne serait pas beau.

 

Soit le ciel dans son ensemble ou le monde - s’il arrive qu’un autre nom lui convienne mieux, donnons-lui ce nom. Il faut d’abord examiner à son sujet ce que, suppose-t-on, il faut examiner en premier lieu au sujet de toute chose. A-t-il toujours été, sans aucun principe de génération ? Ou bien a-t-il été engendré, tirant son origine d’un principe ? Il a été engendré, car on peut le voir et le toucher et par suite il a un corps. Or, tout ce qui est tel est sensible. Et ce qui est sensible, ce qui est appréhendé par l’opinion au terme d’une perception sensible, cela, nous venons de le voir, est engendré et sujet à la naissance. Pour sa part, ce qui est engendré, c’est, disons-nous, nécessairement par l’action d’une cause que cela est engendré. Cela dit, trouver le fabricant et le père de l’univers exige un effort et, lorsqu’on l’a trouvé, il n’est pas possible d’en parler à tout le monde.

 

Mais il faut encore se demander au sujet de l’univers, d’après lequel des deux sortes de modèles son fabricant l’a réalisé, d’après [29a] ce qui reste identique et dans le même état ou d’après ce qui devient ? Si notre monde est beau et si son démiurge est bon, il est évident que le démiurge a fixé ses regards sur ce qui est éternel ; autrement - hypothèse qu’il n’est même pas permis d’évoquer -, c’est sur ce qui est engendré. Il est évident pour tout le monde que le démiurge a fixé les yeux sur ce qui est éternel ce monde en effet est la plus belle des choses qui ont été engendrées, et son fabricant, la meilleure des causes. Par suite, ce qui a été engendré, c’est en conformité avec ce qui peut être appréhendé par la raison et par la pensée, c’est-à-dire en conformité avec ce qui est reste identique, qu’il a été fabriqué par le démiurge.

Mais, dans ces conditions, notre monde doit de toute nécessité être l’image de quelque chose. Il est bien sûr de la plus haute importance de commencer par le commencement naturel. Voici donc, concernant une image et son modèle, la distinction qu’il faut établir, étant admis que tout discours porte sur quelque chose et que ce sur quoi porte ce discours lui est apparenté. D’un côté donc, tout discours qui porte sur ce qui demeure, sur ce qui est stable et translucide pour l’intellect, cela ne doit en rien manquer d’être stable et inébranlable, pour autant qu’il est possible et qu’il convient à un discours d’être irréfutable et invincible ; d’un autre côté, tout discours qui porte sur ce qui est la copie de ce dont on vient de parler, parce qu’il s’agit d’une copie, entretient avec la première espèce de discours un rapport d’image à modèle. Ce que l’être est au devenir, la vérité l’est à la croyance. Si donc Socrate, en bien des points et sur bien des questions - les dieux et la génération de l’univers -, nous nous trouvons dans l’impossibilité de proposer des explications qui en tous points soient totalement cohérentes avec elles-mêmes et parfaitement exactes, n’en sois pas étonné. Mais, si nous proposons des explications qui ne sont plus des images plus infidèles qu’une autre, il faut nous en contenter, en nous souvenant que moi qui parle et vous qui êtes mes juges sommes d’humaine nature, de sorte que, si, en ces matières, on nous propose un mythe vraisemblable, il ne sied pas de chercher plus loin.

[…] Disons maintenant pour quelle raison celui qui a constitué le devenir, c’est-à-dire notre univers, l’a constitué. Il était bon, or, en ce qui est bon, on ne trouve aucune jalousie à l’égard de qui que ce soit. Dépourvu de jalousie, il souhaita que toutes choses devinssent le plus possible semblable à lui. Voilà donc quel est précisément le principe tout à fait premier du devenir, c’est-à-dire du monde ; en l’accueillant sur la foi d’hommes de sens, [30a] nous ne saurions en accueillir de plus correct. Parce que le Dieu souhaitait que toutes choses fussent bonnes, et qu’il n’y eût rien d’imparfait dans la mesure du possible, c’est bien ainsi qu’il prit en main tout ce qu’il y avait de visible - cela n’était point en repos, mais se mouvait sans concert et sans ordre - et qu’il l’amena du désordre à l’ordre, ayant estimé que l’ordre vaut infiniment mieux que le désordre. Or, il n’était pas permis, et ce ne l’est pas, à l’être le meilleur de faire autre chose que ce qu’il y a de plus beau. Ayant réfléchi, il se rendit compte que, de choses par nature visibles, son travail ne pourrait jamais faire sortir un tout dépourvu d’intellect qui fût plus beau qu’un tout pourvu d’intellect et que, par ailleurs, il était impossible que l’intellect soit présent en quelque chose dépourvue d’une âme. C’est à la suite de ces réflexions qu’il mit l’intellect dans l’âme, et l’âme dans le corps, pour construire l’univers, de façon à réaliser une oeuvre qui fût par nature la plus belle et la meilleure possible. Ainsi donc, conformément à une explication qui n’est que vraisemblable, il faut dire que notre monde, qui est un vivant doué d’une âme pourvue d’un intellect, a, en vérité, été engendré par suite de la décision réfléchie d’un dieu.

[…] 37c Or, quand le père qui l’avait engendré constata que ce monde, qui est une représentation des dieux éternels, avait reçu le mouvement et qu’il était vivant, il se réjouit et, comme il était charmé, l’idée lui vint de le rendre encore plus semblable à son modèle. Comme effectivement ce modèle se trouve être un être vivant éternel, le dieu entreprit de faire que notre univers aussi devienne finalement tel, dans la mesure du possible. Or ce vivant, comme il était éternel, il n’était pas possible de l’adapter en tout point au vivant qui est engendré. Le démiurge a donc l’idée de fabriquer une image mobile de l’éternité ; et, tandis qu’il met le ciel en ordre, il fabrique de l’éternité qui reste dans l’unité une certaine image éternelle progressant suivant le nombre, celle-là même que précisément nous appelons le « temps ».

En effet, les jours, les nuits, les mois et les années n’existaient pas avant que le ciel fût né ; c’est en même qu’il construisait le ciel, que le dieu s’arrangea pour qu’ils naquissent. Tout cela, ce sont des divisions du temps, et les expressions « il était », « il sera », ne sont que des modalités du temps, qui sont venues à l’être ; et c’est évidemment sans réfléchir que nous les appliquons à l’être qui est éternel, de façon impropre. Certes, nous disons qu’ « il était », qu’ « il est » et qu’ « il sera », mais à parler vrai, seule l’expression « il est » s’applique à l’être qui est éternel. [38a] En revanche, les expressions « il était » et « il sera », c’est à ce qui devient en progressant dans le temps qu’il sied de les appliquer, car ces deux expressions désignent des mouvements. Mais ce qui reste toujours dans le même état sans changer, il ne convient pas que cela devienne plus jeune ou plus vieux avec le temps, ni que cela soit venu à l’être dans le passé ou vienne à l’être dans l’avenir. Et, de façon générale, à ce qui reste toujours dans le même état sans changer, n’appartient rien de tout ce que le devenir a attaché à ce qui est transmis par les sens, mais ce ne sont là que des modalités du temps qui imite l’éternité et qui se meut en cercle suivant le nombre. Et, en plus de celles qui viennent d’être mentionnées, nous utilisons des formules de ce genre : le passé « est » le passé, ce qui est en train de devenir « est » le futur, et ainsi le non-être « est » le non-être, formules qui ne représentent aucune exactitude. Mais, sur toutes ces questions, ce n’est peut-être pas, au point où nous en sommes, le moment opportun d’apporter des précisions.

Le temps est donc né en même temps que le ciel afin que, engendrés en même temps, ils soient dissous en même temps, si jamais ils doivent connaître la dissolution ; en outre, le temps a été engendré sur le modèle de la nature éternelle, pour qu’il entretienne avec elle la ressemblance la plus grande possible. Effectivement, le modèle est de toute éternité quelque chose qui est, alors que le ciel sans discontinuer, d’un bout à l’autre du temps a été, est et sera. »
  

 

[Platon, Timée 27e-30c et 37c-38c, trad. Brisson, Paris 1992, pp. 115-119 et 127-128]

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