ROUSSEAU JEAN-JACQUES [02] La « perfectibilité » de la nature humaine : l’homme en sa qualité d’agent libre échappe à la nature [Nature humaine / Nature animale] (D. Inégalité.)

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CROUSSEAU JEAN-JACQUES [02] La « perfectibilité » de la nature humaine : l’homme en sa qualité d’agent libre échappe à la nature [Nature humaine / Nature animale] (D. Inégalité.)

 

« Je n’ai considéré jusqu’ici que l’homme physique. Tâchons de le regarder maintenant par le côté métaphysique et moral.
Je ne vois dans tout animal qu’une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu’à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire, ou à la déranger. J’aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette différence que la nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l’homme concourt aux siennes, en qualité d’agent libre. L’un choisit ou rejette par instinct, et l’autre par un acte de liberté ; ce qui fait que la bête ne peut s’écarter de la règle qui lui est prescrite, même quand il lui serait avantageux de le faire, et que l’homme s’en écarte souvent à son préjudice. C’est ainsi qu’un pigeon mourrait de faim près d’un bassin rempli des meilleures viandes, et un chat sur des tas de fruits, ou de grain, quoique l’un et l’autre pût très bien se nourrir de l’aliment qu’il dédaigne, s’il s’était avisé d’en essayer. C’est ainsi que les hommes dissolus se livrent à des excès, qui leur causent la fièvre et la mort; parce que l’esprit déprave les sens, et que la volonté parle encore, quand la nature se tait.

 

Tout animal a des idées puisqu’il a des sens, il combine même ses idées jusqu’à un certain point, et l’homme ne diffère à cet égard de la bête que du plus au moins. Quelques philosophes ont même avancé qu’il y a plus de différence de tel homme à tel homme que de tel homme à telle bête; ce n’est donc pas tant l’entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de l’homme que sa qualité d’agent libre. La nature ; commande à tout animal, et la bête obéit. L’homme éprouve la même impression, mais il se reconnaît libre d’acquiescer, ou de résister; et c’est surtout dans la conscience de cette liberté que se montre la spiritualité de son âme : car la physique explique en quelque manière le mécanisme des sens et la formation des idées; mais dans la puissance de vouloir ou plutôt de choisir, et dans le sentiment de cette puissance on ne trouve que des actes purement spirituels, dont on n’explique rien par les lois de la mécanique.

 

Mais, quand les difficultés qui environnent toutes ces questions laisseraient quelque lieu de disputer[1] sur cette diffère l’homme et de l’animal, il y a une autre qualité très spécifique, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c’est la faculté de se perfectionner; faculté qui, à l’aide des circonstances, développe successivement toutes les autres et réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu, au lieu qu’un animal est au bout de quelques mois, ce qu’il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année de ces mille ans. Pourquoi l’homme seul est‑il sujet à devenir imbécile [2] ? N’est­-ce point qu’il retourne ainsi à son état primitif, et que, tandis que la Bête, qui n’a rien acquis et qui n’a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l’homme reperdant par la vieillesse ou d’autres accidents tout ce que sa perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête même ? Il serait triste pour nous d’être forcés de convenir, que cette faculté distinctive, et presque illi­mitée, est la source de tous les malheurs de l’homme; que c’est elle qui le tire, à force de temps, de cette condition originaire, dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents ; que c’est elle, qui faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui‑même et de la Nature[3]. »

 

[J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755, 1ère partie.]

 

 

 


[1] Disputer = débattre.

 

[2] Synonyme de faible; état commun à l’enfant et au vieillard.

 

[3] Rousseau dans la suite décrira cet état comme celui où les hommes se détruisent eux-mêmes, tout en détruisant l’ordre institué par la nature.

 

Publié dans 08 - LA CULTURE

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