Marx Karl [01] La valeur marchande des produits est-elle une illusion ? Le caractère fétiche de la marchandise.

Publié le par Maltern

Marx Karl [01] La valeur marchande des produits est-elle une illusion ? Le caractère fétiche de la marchandise.

 

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Nike-Blog.jpg« Une marchandise paraît au premier coup d’œil quelque chose de trivial et qui se comprend de soi-­même. Notre analyse a montré au contraire que c’est une chose très complexe, pleine de subtilités métaphysiques et d’arguties théologiques. En tant que valeur d’usage, il n’y a en elle rien de mystérieux, soit qu’elle satisfasse les besoins de l’homme par ses propriétés, soit que ses pro­priétés soient produites par le travail humain. Il est évi­dent que l’activité de l’homme transforme les matières fournies par la nature d’une façon à les rendre utiles. La forme du bois, par exemple, est changée, si l’on en fait une table. Néanmoins la table reste bois, une chose ordi­naire et qui tombe sous les sens. Mais dès qu’elle se pré­sente comme marchandise, c’est une tout autre affaire. A la fois saisissable et insaisissable, il ne lui suffit pas de poser ses pieds sur le sol ; elle se dresse, pour ainsi dire, sur sa tête de bois en face des autres marchandises et se livre à des caprices plus bizarres que si elle se mettait à danser.

 

Le caractère mystique de la marchandise ne provient donc pas de sa valeur d’usage. Il ne provient pas davan­tage des caractères qui déterminent la valeur. D’abord, en effet, si variés que puissent être les travaux utiles ou les activités productives, c’est une vérité physiologique qu’ils sont avant tout des fonctions de l’organisme humain, et que toute fonction pareille, quels que soient son contenu et sa forme, est essentiellement une dépense du cerveau, des nerfs, des muscles, des organes, des sens, etc., de l’homme. En second lieu, pour ce qui sert à déterminer la quantité de la valeur, c’est‑à‑dire la durée de cette dépense ou la quantité de travail, on ne saurait nier que cette quantité de travail se distingue visible­ment de sa qualité. Dans tous les états sociaux le temps qu’il faut pour produire les moyens de consommation a dû intéresser l’homme, quoique inégalement, suivant les divers degrés de la civilisation. Enfin dès que les hommes travaillent d’une manière quelconque les uns pour les autres, leur travail acquiert aussi une forme sociale.

 

D’où provient donc le caractère énigmatique du pro­duit du travail, dès qu’il revêt la forme d’une marchan­dise ? Évidemment de cette forme elle‑même.

 

 

 

Le caractère d’égalité des travaux humains acquiert la forme de valeur des produits du travail ; la mesure des travaux individuels par leur durée acquiert la forme de la grandeur de valeur des produits du travail ; enfin les rap­ports des producteurs, dans lesquels s’affirment les carac­tères sociaux de leurs travaux, acquièrent la forme d’un rapport social des produits du travail. Voilà pourquoi ces produits se convertissent en marchandises, c’est‑à‑dire en choses qui tombent et ne tombent pas sous les sens, ou choses sociales. C’est ainsi que l’impression lumineuse d’un objet sur le nerf optique ne se présente pas comme une excitation subjective du nerf lui‑même, mais comme la forme sensible de quelque chose qui existe en dehors de l’œil. Il faut ajouter que dans l’acte de la vision la lumière est réellement projetée d’un objet extérieur sur un autre objet, l’oeil ; c’est un rapport physique entre des choses physiques. Mais la forme valeur et le rapport de valeur des produits du travail n’ont absolument rien à faire avec leur nature physique. C’est seulement un rap­port social déterminé des hommes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique d’un rapport des choses entre elles. Pour trouver une analogie à ce phénomène, il faut la chercher dans la région nuageuse du monde reli­gieux. Là les produits du cerveau humain ont l’aspect d’êtres indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l’homme dans le monde marchand. C’est ce qu’on peut nommer le féti­chisme attaché aux produits du travail, dès qu’ils se pré­sentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production.

 

En général, des objets d’utilité ne deviennent des mar­chandises que parce qu’ils sont les produits de travaux privés, exécutés indépendamment les uns des autres. L’ensemble de ces travaux privés forme le travail social. Comme les producteurs n’entrent socialement en contact que par l’échange de leurs produits, ce n’est que dans les limites de cet échange que s’affirment d’abord les carac­tères sociaux de leurs travaux privés. Ou bien les travaux privés ne se manifestent en réalité comme divisions du travail social que par les rapports que l’échange établit entre les produits du travail et indirectement entre les producteurs. Il en résulte que pour ces derniers les rap­ports de leurs travaux privés apparaissent ce qu’ils sont, c’est‑à‑dire non des rapports sociaux immédiats des per­sonnes dans leurs travaux mêmes, mais bien plutôt des rapports sociaux entre les choses.

 

 

 

C’est seulement dans leur échange que les produits du travail acquièrent comme valeurs une existence sociale identique et uniforme, distincte de leur existence maté­rielle et multiforme comme objets d’utilité. Cette scis­sion du produit du travail en objet utile et en objet de valeur s’élargit dans la pratique dès que l’échange a acquis assez d’étendue et d’importance pour que des objets utiles soient produits en vue de l’échange, de sorte que le caractère de valeur de ces objets est déjà pris en considération dans leur production même. A partir de ce moment, les travaux privés des producteurs acquièrent en fait un double caractère social. D’un côté ils doivent être travail utile, satisfaire des besoins sociaux et s’affirmer ainsi comme parties intégrantes du travail général, d’un système de division sociale du travail qui se forme spontanément ; de l’autre côté ils ne satisfont les besoins divers des producteurs eux‑mêmes, que parce que chaque espèce de travail privé utile est échangeable avec toutes les autres espèces de travail privé utile, c’est­-à‑dire est réputé leur égal. L’égalité de travaux qui diffé­rent toto caelo les uns des autres ne peut consister que dans une abstraction de leur inégalité réelle, que dans la réduction à leur caractère commun de dépense de force humaine, de travail humain en général, et c’est l’échange seul qui opère cette réduction en mettant en présence les uns des autres sur un pied d’égalité les produits des tra­vaux les plus divers.

 

Le double caractère social des travaux privés ne se réfléchit dans le cerveau des producteurs que sous la forme que leur imprime le commerce pratique, l’échange des produits. Lorsque les producteurs mettent en pré­sence et en rapport les produits de leur travail à titre de valeurs, ce n’est pas qu’ils voient en eux une simple enveloppe sous laquelle est caché un travail humain identique ; tout au contraire : en réputant égaux dans l’échange leurs produits différents, ils établissent par le fait que leurs différents travaux sont égaux. Ils le font sans le savoir. La valeur ne porte donc pas écrit sur le front ce qu’elle est. Elle fait bien plutôt de chaque produit du travail un hiéroglyphe. Ce n’est qu’avec le temps que l’homme cherche à déchiffrer le sens du hiéroglyphe, à pénétrer les secrets de l’œuvre sociale à laquelle il con­tribue, et la transformation des objets utiles en valeurs est un produit de la société, tout aussi bien que le lan­gage. »

 

[Marx, Le Capital, livre I, chap. I, trad. J. Roy, Champs‑Flamarion, 1985, p. 68‑70. ]

 

 

 


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