Bergson [07] Pour une philosophie plus modeste qui prolonge l’expérience et admet le fort probable.

Publié le par Maltern

Bergson [07] Pour une philosophie plus modeste qui prolonge l’expérience et admet le fort probable.

Critique du rationalisme cartésien.

 

« Mais qui ne voit que ses spéculations sont alors purement abstraites et qu’elles portent, non pas sur les choses mêmes, mais sur l’idée trop simple qu’il [le philosophe] se fait d’elles avant de les avoir étudiées empiriquement ? On ne s’expliquerait pas l’attachement de tel ou tel philosophe à une méthode aussi étrange si elle n’avait le triple avantage de flatter son amour-propre, de faciliter son travail, et de lui donner l’illusion de la connaissance définitive. Comme elle le conduit à quelque théo­rie très générale, à une idée à peu près vide, il pourra toujours, plus tard, placer rétrospectivement dans l’idée tout ce que l’expérience aura enseigné de la chose : il prétendra alors avoir anticipé sur l’ex­périence par la seule force du raisonnement, avoir embrassé par avance dans une conception plus vaste les conceptions plus restreintes en effet, mais seules difficiles à former et seules utiles à conserver, auxquelles on arrive par l’approfondissement des faits. Comme, d’autre part, rien n’est plus aisé que de raisonner géomé­triquement, sur des idées abstraites, il construit sans peine une doctrine où tout se tient, et qui parait s’imposer par sa rigueur. Mais cette rigueur vient de ce qu’on a opéré sur une idée schématique et raide, au lieu de suivre les contours sinueux et mobiles de la réalité.

Combien serait préférable une philosophie plus modeste, qui irait tout droit à l’objet sans s’inquiéter des principes dont il parait dépendre ! Elle n’ambitionnerait plus une certitude immédiate, qui ne peut être qu’éphémère. Elle prendrait son temps. Ce serait une ascension graduelle à la lumière. Portés par une expérience de plus en plus vaste à des probabilités de plus en plus hautes, nous ten­drions, comme à une limite, vers la certitude définitive.

J’estime, pour ma part, qu’il n’y a pas de principe d’où la solu­tion des grands problèmes puisse se déduire mathématiquement. Il est vrai que je ne vois pas non plus de fait décisif qui tranche la question, comme il arrive en physique et en chimie. Seulement, dans des régions diverses de l’expérience, je crois apercevoir des groupes différents de faits, dont chacun, sans nous donner la connaissance désirée, nous montre une direction où la trouver. Or, c’est quelque chose que d’avoir une direction. Et c’est beaucoup que d’en avoir plusieurs, car ces directions doivent converger sur un même point, et ce point est justement celui que nous cherchons. Bref, nous possédons dès à présent un certain nombre de lignes de faits, qui ne vont pas aussi loin qu’il faudrait, mais que nous pouvons prolonger hypothétiquement. Je voudrais suivre avec vous quelques-unes d’entre elles. Chacune, prise à part, nous conduira à une conclusion simplement probable; mais toutes ensemble, par leur convergence, nous mettront en présence d’une telle accumula­tion de probabilités que nous nous sentirons, je l’espère, sur le che­min de la certitude. Nous nous en rapprocherons d’ailleurs indéfiniment, par le commun effort des bonnes volontés associées.

Car la philosophie ne sera plus alors une construction, œuvre sys­tématique d’un penseur unique. Elle comportera, elle appellera sans cesse des additions, des corrections, des retouches. Elle progressera comme la science positive. Elle se fera, elle aussi, en collaboration. »

 [Bergson, La conscience et la vie, in L’énergie spirituelle]

 

 

Publié dans 14 - RAISON et le REEL

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