RUSSEL BERTRAND 1872 – 1970 [02] Exemple de la vision d’une table. Ce que nos sensations nous apprennent de la réalité. Le sensible n’est pas un voile et la vérité un dévoilement.

Publié le par Maltern

RUSSEL BERTRAND 1872 – 1970 [02] Exemple de la vision d’une table. Ce  que nos sensations nous apprennent de la réalité. Le sensible n’est pas un voile et la vérité un dévoilement.

 

[Le point de départ de tout discours sur le réel est certes le sensible. Il existe des données sensibles, ni vraies ni fausses, <sense data> à partir desquelles nous construisons un monde qui se rapproche de la vérité]

 

 

 

« Concentrons notre attention sur la table. A la vue, elle est rectangulaire, de couleur mar­ron et brillante ; au toucher, elle est lisse, froide et dure ; quand je la frappe, elle rend le son sourd du bois. Quiconque voit et touche la table, ou perçoit ces sons sera d’accord avec cette description, si bien qu’il peut sembler qu’il n’y a là nulle difficulté; pourtant, dès que nous essayons d’être plus précis, notre embarras commence. Bien que je croie que la table est « réellement » partout de la même couleur, les parties qui réfléchissent la lumière semblent plus brillantes que les autres, et certaines semblent blanches à cause de la réflexion. Je sais que, si je me déplace, ce seront d’autres parties qui réfléchiront la lumière, de sorte que la distribution apparente des couleurs sur la table aura changé. Il s’ensuit que si plusieurs personnes regardent la table au même moment, il n’y en aura pas deux qui verront exactement la même distribution de couleurs, puisque deux personnes différentes ne voient pas la table sous le même angle et que tout changement de point de vue transforme la manière dont la lumière est réfléchie.

 

Dans la pratique, ces différences sont en général sans importance, mais pour le peintre elles sont capitales : le peintre doit se défaire de l’habitude qui consiste à penser que les choses parais­sent de la couleur que le sens commun leur attribue comme leur couleur « réelle », et doit apprendre à voir les choses telles qu’elles lui apparaissent. Nous voyons surgir ici une distinc­tion parmi les plus embarrassantes philosophiquement ‑ la distinction entre « apparence » et « réalité » ‑ entre ce que les choses semblent être et ce qu’elles sont. Le peintre veut saisir l’apparence des choses, l’homme pratique et le philosophe veulent savoir ce qu’elles sont; mais le désir de connaître la réalité du philosophe est plus grand que celui de l’homme tourné vers l’ac­tion, et il est aussi plus préoccupé de se rendre compte de la difficulté de la réponse.

 

[…] Pouvons‑nous découvrir la vérité du sensible en soulevant simplement un voile, ou un rideau, comme au théâtre ? Y a‑t‑il sens à vouloir aller derrière le sensible ? Revenons à la table. D’après ce que nous venons de voir, il est clair qu’il n’y a pas de cou­leur qui puisse être tenue pour la couleur par excellence de la table, ou même d’une de ses parties ‑ elle apparaît diversement colorée selon les différents angles de vue et il n’y a aucune raison de considérer que l’une de ces couleurs est plus réellement sienne qu’une autre.

 

[...] Il en est de même pour la texture. A l’œil nu on voit le grain du bois, mais sinon la table semble lisse et polie. Au microscope, nous verrions sa rugosité, des creux et des bosses, toutes sortes de détails imperceptibles à l’oeil nu. Lequel de ces aspects est la table « réelle » ? Nous avons naturellement envie de dire que ce que nous voyons au microscope est plus réel, mais nous verrions encore autre chose avec un microscope plus puissant. Si donc nous ne pouvons nous fier à ce que nous voyons à l’œil nu, pourquoi croire à ce que nous montre le microscope ? Et à nouveau la confiance que nous avions tout à l’heure en nos sens nous abandonne.

 

Il n’en va guère mieux pour la forme de la table. Nous sommes tous habitués à juger des formes «réelles» des choses, et nous le faisons tellement sans réfléchir que nous en venons à croire que nous voyons effectivement les formes réelles. En fait, comme nous devons l’apprendre en nous mettant à dessiner, une même chose apparaît sous des formes différentes selon chaque point de vue. Si notre table est « réellement» rectangulaire, nous la verrons, de presque partout, avec deux angles aigus et deux angles obtus. Si les côtés opposés sont parallèles, il nous semblera qu’ils convergent vers un point éloigné ; et s’ils sont de longueur égale, nous aurons l’impression que le plus proche de nous est plus long.
On ne remarque habituellement rien de tout cela en regardant une table, parce que l’ex­périence nous a enseigné à construire la forme « réelle » à partir de la forme apparente, et c’est la forme « réelle » qui nous intéresse en tant que nous sommes tournés vers l’ac­tion. Mais la forme « réelle » n’est pas ce que nous voyons ; elle est inférée à partir de ce que nous voyons »

 

 

 

[Bertrand Russell, Problèmes de philosophie, 1912, tract. François Rivenc, Payot, p. 29‑30 – 32-33]

 

 

Publié dans 03- Perception L ES

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