Gadamer [02] La distinction des trois étapes : comprendre, expliquer, appliquer est formelle. On ne comprend qu’en interprétant et dans une visée d’application…

Publié le par Maltern

Gadamer [02] La distinction des trois étapes : comprendre, expliquer, appliquer est formelle. On ne comprend qu’en interprétant et dans une visée d’application…

 

« Voici comment s’y décomposait[1] le problème herméneutique. On y distinguait la subtilitas intelligendi, ou compréhension proprement dite, de la subtilitas explicandi, ou interprétation ; le piétisme y ajoutait une troisième composante, la subtilitas applicandi, 1’« application » [...] Ces trois éléments sont censés constituer l’acte de comprendre. Il est significa­tif qu’ils soient appelés tous trois subtilités : cela indique qu’on les conçoit moins comme des méthodes, dont on dispose, que comme une attitude qui exige une finesse d’esprit particulière.

 

Or, comme nous l’avons vu, le problème herméneutique a acquis sa signification systématique par le fait que le Romantisme a reconnu l’unité interne de l’intelligere et de l’explicare. L’interpréta­tion n’est donc pas un acte qui s’ajoute après coup et occasionnelle­ment à la compréhension : comprendre, c’est toujours interpréter ; en conséquence, l’interprétation est la forme explicite de la compré­hension. Ce à quoi se rattache le fait que le langage et l’appareil con­ceptuel de l’interprétation sont eux-mêmes reconnus comme élé­ments structurels intérieurs à la compréhension. Le problème du langage quitte ainsi la position marginale qu’il occupait occasionnel­lement pour passer au centre de la philosophie

 

[...] Mais la fusion intime de la compréhension et de l’interprétation a conduit à expulser totalement du contexte herméneutique le troi­sième aspect du problème, l’application. L’application édifiante que l’on faisait, par exemple, de l’Ecriture sainte dans la proclamation et la prédication chrétiennes, semblait n’avoir aucun rapport avec la compréhension historique et théologique de l’Écriture. Or, nos réflexions nous ont amené à reconnaître que se produit toujours au sein de la compréhension quelque chose comme une application du texte à comprendre à la situation présente de l’interprète. Nous sommes donc en quelque sorte contraints de faire un pas de plus que l’herméneutique romantique, et d’inclure non seulement la compré­hension et l’interprétation mais aussi l’application dans un processus unitaire. Nous ne retournons nullement pour autant à la distinction traditionnelle des trois subtilités dont parlait le piétisme. Car nous estimons au contraire que l’application est partie intégrante du pro­cessus herméneutique au même titre que la compréhension et l’inter­prétation.

 

[...] Cette dépendance à l’égard de la situation ne signifie nullement que la prétention à la justesse que doit avoir toute interprétation se dissolve dans le subjectif ou l’occasionnel. Nous ne retombons pas en deçà de ce que savaient les romantiques, qui ont libéré le pro­blème herméneutique de tous les thèmes occasionnels. Pour nous, non plus, l’interprétation ne correspond pas à une attitude pédago­gique. Elle est l’opération même de la compréhension, qui ne s’accomplit que dans le caractère tout à fait explicite de l’interpréta­tion dans le langage, qu’il s’agisse de ceux auxquels elle est destinée ou de l’interprète lui-même. Grâce au caractère langagier de toute interprétation, celle-ci comporte réellement la possibilité d’un rap­port à autrui. Il ne peut exister aucun parler qui ne réunisse celui qui parle à celui auquel il s’adresse. Ce qui vaut aussi du processus her­méneutique. Mais ce rapport ne fait pas de l’opération d’interpréta­tion propre à la compréhension une adaptation consciente à une situation pédagogique ; cette opération n’est autre que la concrétisa­tion du sens lui-même. […] Nous l’avons vu : comprendre un texte, c’est tou­jours se l’appliquer à soi-même et savoir qu’un tel texte, même si tou­jours il est nécessairement compris autrement, reste néanmoins le même texte qui chaque fois se présente à nous d’une manière diffé­rente. Le fait que toute interprétation relève ainsi par essence du lan­gage montre clairement que sa prétention à la vérité n’est pas pour autant relativisée le moins du monde. La netteté de l’expression qu’une compréhension acquiert dans le langage grâce à l’interpréta­tion ne crée pas un deuxième sens juxtaposé à celui qui est compris et interprété. Dans la compréhension, les concepts interprétatifs ne sont comme tels absolument pas explicites. Ils sont au contraire en eux-mêmes destinés à disparaître derrière ce à quoi ils donnent la parole dans l’interprétation. Voilà ce qui est paradoxal : c’est lorsqu’une interprétation peut ainsi disparaître qu’elle est juste. Et pourtant, il est vrai en même temps que cette interprétation doit se présenter comme destinée à disparaître. La possibilité de comprendre tient à celle d’une interprétation médiatrice. »

 

[Hans Georg Gadamer, Vérité et Méthode, 1960, Seuil 1996, p. 329-330 et 420.]

 


[1] Dans la pensée herméneutique ancienne.

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