Sartre [08] La Mort : « transforme la vie en destin » et nous jette en proie aux vivants.

Publié le par Maltern

Sartre [08] La Mort : « transforme la vie en destin » et nous jette en proie aux vivants.

 

« D’ailleurs, la mort, en tant qu’elle peut se révéler à moi, n’est pas seulement la néantisation toujours possible de mes possibles - néantisation hors de mes possibilités - elle n’est pas seulement le projet qui détruit tous les projets et qui se détruit lui-même, l’impossible destruction de mes attentes : elle est le triomphe du point de vue d’autrui sur le point de vue que je suis sur moi-même. C’est sans doute ce que Malraux entend, lorsqu’il écrit de la mort, dans l’Espoir, qu’elle « transforme la vie en destin ».

[…] La vie décide de son propre sens, parce qu’elle est toujours en sursis, elle possède par essence un pouvoir d’auto-critique et d’auto-métamorphose qui fait qu’elle se définit comme un « pas-encore » ou qu’elle est, si l’on veut, comme changement de ce qu’elle est. La vie morte ne cesse pas pour cela de changer et, pourtant, elle est faite. Cela signifie que, pour elle, les jeux sont faits et qu’elle subira désormais ses changements sans en être aucunement responsable. Il ne s’agit pas seulement pour elle d’une totalisation arbitraire et définitive ; il s’agit, en outre, d’une transformation radicale ; rien ne peut plus lui arriver de l’intérieur, elle est entièrement close, on n’y peut plus rien faire entrer ; mais son sens ne cesse point d’être modifié du dehors.

Jusqu’à la mort de cet apôtre de la paix, le sens de ses entreprises (folie ou sens profond du réel, réussite ou échec) était entre ses mains; « tant que je serai là, il n’y aura pas de guerre ». Mais dans la mesure où ce sens dépasse les bornes d’une simple individualité, dans la mesure où la personne se fait annoncer ce qu’elle est par une situation objective à réaliser (la paix en Europe), la mort représente une totale dépossession: c’est l’Autre qui dépossède l’Apôtre de la paix du sens même de ses efforts et, donc, de son être, en se chargeant, en dépit de lui-même et par son surgissement même, de transformer en échec ou en réussite, en folie ou en intuition de génie, l’entreprise même par quoi la personne se faisait annoncer et qu’elle était en son être. Ainsi l’existence même de la mort nous aliène tout entier, dans notre propre vie, au profit d’autrui. Etre mort, c’est être en proie aux vivants. Cela signifie donc que celui qui tente de saisir le sens de sa mort future doit se découvrir comme proie future des autres.

[...] Tant que je vis, je peux échapper à ce que je suis pour l’autre en me faisant révéler, par mes fins librement posées, que je ne suis rien et que je me fais être ce que je suis ; tant que je vis, je peux démentir ce que l’autre découvre de moi en me pro-jetant déjà vers d’autres fins et, en tout cas, en découvrant que ma dimension d’ être-pour-moi est incommensurable avec ma dimension d’ètre-pour-l’autre. Ainsi échappé-je sans cesse à mon dehors et suis-je sans cesse ressaisi par lui sans que, « en ce combat douteux », la victoire définitive appartienne à l’un ou l’autre de ces modes d’être. Mais le fait de la mort, sans s’allier précisément à l’un ou l’autre des adversaires dans ce combat même, donne la victoire finale au point de vue de l’Autre, en transportant le combat et l’enjeu sur un autre terrain, c’est-à-dire en supprimant soudain un des combattants. En ce sens, mourir, c’est être condamné, quelle que soit la victoire éphémère qu’on a remportée sur l’Autre et même si l’on s’est servi de l’Autre pour « sculpter sa propre statue », à ne plus exister que par l’Autre et à tenir de lui son sens et le sens même de sa victoire. »

[Jean.-Paul Sartre, L’Etre et le Néant, Gallimard, p. 624 -628]

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