☼ Clair Jean [01] * « Il n’y a pas d’art contemporain [art, progrès]
☼ Clair Jean ~ [01] * « Il n’y a pas d’art contemporain [art, progrès]
* « Il n’y a pas d’art contemporain
LE FIGARO LITTÉRAIRE. – La notion d’avant-garde est-elle toujours revendiquée dans le domaine esthétique ?
Jean CLAIR. – Elle est de moins en moins revendiquée, on lui a substitué depuis les années 90 le vocable plus vague encore d’«art contemporain»... Cette glissade sémantique dissimule mal le désarroi de ses utilisateurs. Le mot «avant-garde» naît en France vers 1845, dans les cercles fouriéristes, et sa notion est liée à celle de l’avant-garde politique. En France, la tradition romantique de l’artiste «éclaireur» favorise pareille confusion. C’est oublier que Baudelaire et Nietzsche, Delacroix, Manet, les esprits les plus audacieux du temps se sont toujours farouchement opposés à l’idée d’un quelconque progrès. Cette notion d’une avant-garde va trouver un semblant de pertinence au tournant du XIXe et du XXe siècle quand elle s’oppose au symbolisme et au décadentisme. Mais elle n’a plus de raison d’être à partir du moment où l’idéal du progrès se voit démenti par les charniers de la guerre de 14 puis par le reflux des utopies marxisantes après la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui parler d’avant-garde serait faire preuve d’une ignorance étonnante. Ernst Gombrich, le grand historien anglais issu de l’école viennoise dans les années 50, a d’ailleurs depuis longtemps démontré tout cela, dès 1970, il y a 35 ans!
- Dans votre livre Du surréalisme considéré dans ses rapports au totalitarisme et aux tables tournantes, vous affirmez le caractère potentiellement totalitaire de cette notion d’avant-garde, n’est-ce pas excessif ?
- J’ai le bonheur d’être un historien et de lire les textes. Or je me rends compte que ce qu’on leur fait dire ne correspond guère à ce qu’ils disent. Qu’on continue en France, pays de tradition laïque, à révérer l’idéologie surréaliste, qui est l’une des plus bigotes qui soient, n’est que l’un de ces paradoxes qui constituent le commun de nos débats. C’est cet aspect mystagogique du surréalisme que je souligne, nullement la critique de telle ou telle de ses œuvres. Max Ernst, étonnant rêveur d’une Naturphilosophie à cheval entre Novalis et Hegel, Aragon, qu’on le veuille ou non, l’un des plus grands écrivains du siècle.
Ce que je conteste c’est la doxa d’un Breton, cette façon de se réclamer en même temps de la tradition matérialiste des Lumières et de l’irrationalisme du romantisme noir, la force lumineuse du prolétariat d’un côté et de l’autre les alcôves obscures du spiritisme. D’un côté, la secte en robe de bure, son Bureau des rêves surréalistes et ses rituels infantiles, mais de l’autre le Politburo, les bottes et l’uniforme de l’ingénieur des Soviets, la ligne générale, et ses exécutions. Respect aveugle du dogme, violence verbale mais aussi physique à l’occasion. C’est dans ce mouvement que l’on observe le mieux la conjonction entre un avant-gardisme politique révolutionnaire dont il copie les méthodes brutales et un avant-gardisme esthétique fait de bricolages intellectuels et de complaisances occultistes. Le surréalisme, aussi fécond fût-il par certains côtés, est ainsi à l’origine d’un climat terroriste qui, des situationnistes des années 60, au «lâchez tout» et finalement à la débâcle actuelle de l’Education nationale, se signalent par une ignorance crasse mais revendiquée, et une intolérance désastreuse pour la vie de l’esprit.
- Comment expliquer, alors que les idéologies radicales sont mal en point, que ce principe d’avant-garde continue de faire recette ?
C’est une valeur ajoutée à l’objet produit, mais une fausse valeur. Le marché de l’art en use comme d’une griffe de grand couturier, par la connotation de nouveauté et de radicalité qu’elle suggère. Il est en de même de la notion encore plus vague d’«art contemporain». Comme s’il y avait, d’un côté, l’«art contemporain» et de l’autre des artistes qui produiraient des œuvres qui, tout en étant tout aussi contemporaines que celles qui revendiquent d’être «contemporaines», puisque produites dans le même temps, seraient néanmoins moins intéressantes, parce que ne correspondant pas aux critères, toujours aussi mystérieux et informulables, de l’«avant-garde» d’hier. Cette notion d’«art contemporain», quand elle a été définie comme «post-moderne» a eu cependant sa pertinence. L’origine du mot vient ici du domaine de la danse. A la danse dite «moderne» succède dans les années 70 une danse dite post-moderne, obéissant à une gestuelle différente. De là, la notion s’est étendue à l’architecture, lorsque à l’épuisement de la tradition de l’architecture rationaliste, disons à la Le Corbusier, a succédé une architecture éclectique, puisant à tous les styles du passé. Enfin la notion a émigré vers le domaine des arts plastiques, traduisant un désenchantement grandissant des idéaux de la modernité.
- Quand Jean Baudrillard affirme que «l’art contemporain est nul», vous le rejoignez ?
Il n’y a pas d’art contemporain, il n’y a que des artistes. L’englobant «art contemporain» n’englobe plus rien puisque aucune règle, aucune norme ne garantissent plus la légalité organique de son style. Il n’y a que des individus isolés. Parmi eux, beaucoup d’enfants perdus, mais têtus, insupportables, réclamant toujours plus d’être aidés, comme le sont les enfants. Et puis quelques isolés de génie, Bacon, Balthus, Giacometti, Lucien Freud hier, et aujourd’hui...
- «Est-il possible de fonder une démarche artistique sur un sacré, lorsque les dieux anciens ont disparu et que le Dieu nouveau du progrès n’assure aucun salut», écrivez-vous dans De Immundo, ou vous dénoncez comme «infantile» la prédilection de l’art contemporain pour la représentation des excréments.
- Je fais allusion au livre de Rudolf Otto, Le Sacré, paru en 1917, soit l’année même où Duchamp fait entrer son urinoir au musée. Rudolf Otto définit le sacré comme ambivalent: ce que l’on révère et qui nous fait horreur, ce qui attire et ce qui repousse, ce qui fascine et ce qui terrifie. Le sacré procède ici du tabou. Cette ambiguïté du sacer, qui est à la fois le plus haut et l’immonde, sera revendiquée par toute l’ethnologie française, en particulier autour du surréalisme, de Leiris à Caillois. Pareille ambivalence, le sublime dans le sordide, l’élévation dans l’abaissement, l’extase dans la boue, est au cœur de l’œuvre de Georges Bataille, notamment l’érotisme. Mais cette vision transgressive du sacré demeure dépendante d’une conception religieuse du monde. La représentation de l’excrémentiel a toujours existé dans l’art occidental, les épigrammes des Romains, Bruegel, Rabelais... ou Mozart, mais elle s’inscrit toujours dans un cadre ritualisé qui suppose un lien avec les puissances supérieures. Encore faut-il que ces liens transcendantaux existent pour qu’on ait le désir de les profaner. Dans un monde du «tout est permis», le sacrilège n’a plus de sens, et c’est cette absence de sens qui me frappe dans la coprophilie de l’art contemporain, régression au stade infantile d’un individu «total», tyrannique, en dehors de toute sanction sociale.
Si l’on vous traite de «réactionnaire» comment réagissez-vous ?
Cela m’indiffère. Là où il n’y a plus de révolutionnaires, pourquoi y aurait-il des réactionnaires?
[Jean Clair : «Il n’y a pas d’art contemporain» in Figaro Littéraire »]
Propos recueillis par Paul-François Paoli
[25 juin 2004]
* Conservateur général du Patrimoine, historien d’art et directeur du Musée Picasso à Paris, Jean Clair, auteur l’an dernier de Du surréalisme considéré dans ses rapports au totalitarisme et aux tables tournantes dénonce dans De Immundo les obsessions scatologiques de l’art contemporain.
Bibliographie
Aux éditions Gallimard
Court Traité des sensations, 2002.
La Barbarie ordinaire; Music à Dachau, 2001.
Sur Marcel Duchamp et la fin de l’art, 2000.
Balthus, catalogue raisonné de l’œuvre, 1999.
La responsabilité de l’artiste: les avant-garde entre terreur et raison, 1997.
Autres éditeurs
De Immundo, chez Galilée, 2004.
Du surréalisme considéré dans ses rapports au totalitarisme et aux tables tournantes, Mille et une nuits, 2003.
Cinq notes sur Louise Bourgeois, l’Echoppe, 1999.
Le Voyageur égoïste, Payot et Rivages, 1999.
Henri Cartier-Bresson, des Européens, Seuil, 1997.