Debray Régis né en 1940 [01] Cours de médiologie générale, 1991, Douzième leçon La loi des trois états : logosphère, graphosphère, vidéosphère [ raison réel, langage, société]

Publié le par Maltern

 

Debray Régis né en 1940 [01]     Cours de médiologie générale, 1991, Douzième leçon La loi des trois états : logosphère, graphosphère, vidéosphère

 

 

[Régis Debray poursuit une œuvre foisonnante, et souvent polémique, en parallèle d’engagements politiques qui feront de lui une des figures de l’intellectuel engagé dans les combats de la fin du 20ème s. [1] Dans son cours de médiologie il observe la fin de la  « graphospère » où les livres étaient le dépôt du savoir et du pouvoir, au profit de la « vidéosphère ».  La communication de masse, usant des images, fascine et produit des effets de communauté, voire de communion qui éloignent de la réflexion et de la raison « discursive ». S’agit-il d’une faillite de la raison au profit de l’émotion ou voit-on se dessiner une nouvelle raison ? La communication ne se retourne-t-elle pas contre l’information ? Le vécu « en direct » laisse-t-il encore un espace pour la re-présentation ?Autant de questions ouvertes à la réflexion ]

 
 
 

 

Douzième leçon
 

La loi des trois états

 

 

 

Le grand retour de l’immédiat

 

 

 

« Notre culture vécue, (qui n’est pas la culture des gens cultivés) paraît bien avoir exaucé le voeu d’Alphonse Allais. Oui, on peut construire les villes à la campagne parce que l’air y est plus pur. Oui, on peut reconstruire l’Afrique à New York, l’oral au sommet de l’écrit, c’est‑à‑dire la plus forte immédiateté à la pointe des perfectionnements médiatiques. Formidable effet opéra. La dématérialisation des supports, l’intellectualisation des outils, la formalisation des langues naturelles dans le langage informatique du calcul binaire, tout ce dégraissage de la communication contemporaine produit le choc en retour de l’archaïque. Dont l’oralité n’est qu’une manifestation parmi d’autres.

 

Regardez la poésie moderne. Elle a coupé les ponts avec la diction et les rythmes, elle est devenue typographie pure, cérébralité, théorie? « Illisible» parce qu’indicible? Mais moins on lit les poètes, plus on écoute les chanteurs. Les géomètres ou mathématiciens du mot, façon Oulipo ou Lettrisme, à trop négliger la musique, à trop charger la barque sémantique et graphique, rétrocèdent la poésie à la chanson. Le walkman solitaire appelle le grand rassemblement rock. Le langage émotionnel des corps, celui de la création chorégraphique, n’a jamais été aussi présent dans la Cité des arts qu’aujourd’hui. L’abstraction des mnémotechniques contemporaines pousse à l’avant‑scène ces «informations qui ne se transmettent que d’Homme à Homme», et la danse, ce contre‑transfert, réarticule la mémoire sur le corps. Karine Saporta: «Les danseurs ne font pas l’art. Ils sont l’art. Ils sont dans l’oeuvre absolument confondus avec l’oeuvre. Ils en sont la chair. Ils sont la chair de leur art. »

 

 

 

Serions‑nous incompatibles, ajoute la pénétrante chorégraphe, avec les multiples transferts de la mémoire sur des supports non humains si efficaces aujourd’hui dans quelques autres domaines? Notre rapport à la mémoire est"archaïque" au sens noble du terme. C’est‑à‑dire relié à l’ancien. Lié aux souterrains, aux soubassements, aux sous‑sols de l’édifice de chair et de civilisation, de nature et d’artifice, qui continue de constituer l’organisme humain’. » La ligne Chair triomphe sur scène comme à l’église, en petit et en grand, fêtes de la musique à paris et nuits de prières à Taizé. À la cour comme à la ville, où les galeries de peinture s’honorent de ne plus accrocher de tableaux, re‑présentations tristes, mais d’exécuter des «performances», des  « happenings»; où les metteurs en scène au théâtre font avaler le corps du texte par le corps de l’acteur. Boucle bouclée. La «communication» qui est née de la brisure des communions médiévales (Oresme) culmine sur son point de départ, au degré zéro de l’échange, dans la joie muette, inspirée, des ferveurs communautaires. Au comble de l’effusion, l’aphasie.

 

Curieux retournement. L’épopée de la Raison se lisait hier comme le cheminement émancipateur du sensible à l’abstrait, de l’immédiat au construit, comme le lent dégagement des apparences vers les lois, car la raison des choses ne traîne pas parmi les choses, au milieu des bruits et des couleurs. Les lois des phénomènes visibles et audibles ne se voient pas à l’oeil nu, ne s’entendent pas, la loi de la gravité ne se cueille pas comme une pomme. Et voilà que se libérer du corps se renverse en libération par le corps. Que le pulsionnel, l’indiciel ou le fusionnel ne sont plus ce à quoi il faut s’arracher mais ce à quoi il faut arriver. Le grand voyage était‑il une Odyssée, un retour au lieu de naissance? Connectez‑vous au réseau, disent à présent les chefs‑pédagogues. C’est la défaite du maître républicain qui nous disait: « Séparez; distinguez, détachez‑vous. Faites abstraction. Prenez vos distances par rapport à votre culture, cette masse de préjugés qui vous collent à la peau. »

 
 

 
Le rejet du discursif a gagné les vétustes sanctuaires du discours, réduits à l’état d’organes de communication. Toutes les réformes contemporaines de l’école tendent à y subordonner l’écrit à l’oral, la distance au contact. Cela est libéral, nous dit‑on, car toute écriture est d’État et la dictée un acte répressif. Cela est écologique, car l’écriture est artificielle et la voix naturelle.

 

Cela est démocratique, car les enfants défavorisés ou immigrés maîtriseront plus facilement un français parlé qu’un français écrit. Cela est idiot (antihistorique, antira­tionnel, antidémocratique, etc.) mais la substitution du « lieu de vie» au « lieu d’études» sonne juste dans le « contexte » sonore. C’est « moderne ». Comme la réforme de l’orthographe, qui veut phonétiser autant que possible le code écrit (l’allégement du support englobe aussi le lexique et la grammaire). Il y a une solidarité entre l’autonomie de l’institution scolaire dans la cité et l’autonomie du système graphique dans la langue. Qui récuse l’une récuse l’autre. La haine de la lettre est la forme autorisée de la haine de l’école, et les deux traduisent, sinon une haine de la Raison, du moins un instinctif refus de l’abstraction. Ne dites plus: «instruction publique», dites activités d’éveil, dialogue, échange. N’écrivez plus, jeunes gens, ne lisez plus des oeuvres, ces monuments funéraires; branchez‑vous tout de suite, écoutez les informations, regardez vos écrans, éclatez‑vous sans tarder. Moins vous laisserez de traces, plus vous serez libres.

 

Cette attitude est à la fois induite et validée par les dernières générations techniques et juvéniles de l’immédiateté. Elle emporte un rejet, un discrédit certain des corps intermédiai­res. Le croyant veut un Dieu immédiat, sans cléricature interposée (« À quoi sert l’Église ? »); le citoyen veut une Cité à la fois transparente et effervescente, sans délégation régulière ni représentation (« Le Parlement est superflu »). Le salarié veut des « coordinations », révoca­bles et éphémères, émanations de la base sans programmes ni organisation («Des syndicats, pour quoi faire ? »). Le consommateur veut des supermarchés en libre‑service, avec accès direct aux rayons de marchandises, sans l’entremise de préposés. Les ministres et les médias rêvent d’une école sans maîtres, supermarché des savoirs où chaque élève viendrait se servir directement, et où le visuel d’ordinateur remplacerait le cahier de textes. Le téléspectateur et l’auditeur veulent du direct, vrai ou simulé, comme s’ils tenaient le différé ou la retransmission avouée pour une émission de seconde main, de moindre qualité. Et nous sublimons l’anthropologie philosophique qui sublime la pensée sauvage, sanctifie le primitif, condamne l’écriture comme ruse asservissante (Lévi‑Strauss). L’époque est dure aux intercesseurs. La remontée catholique aurait dû, en bonne logique, redonner goût aux intermédiaires. Elle a elle‑même négocié son retour en se pliant aux lois de l’immédiat, incamé en l’espèce par les mouvements charismatiques, pour se remettre à jour. La puissance des médias s’indique dans nos sociétés autant par l’impatience aux délais que par une intolérance généralisée aux médiations (à quoi reviennent « la défaite de la pensée » et « le rejet de la politique »).

 

Alors, régression ou progrès? Et pourquoi assimiler civilisation et écriture, comme le fait Lucien Febvre ? Il est vrai que le partage du barbare et du civilisé est une opération quelque peu barbare, qui en dit plus sur les limites mentales de l’opérateur que sur la ligne de démarcation par lui proposée. Il serait assez ridicule d’inscrire l’oral sous la colonne du Mal et l’écrit sous celle du Bien. L’interrogation de Lucien Febvre peut cependant, me semble‑t‑il, trouver sa pleine légitimité dans un domaine où le mot de barbarie fait sens, la pragmatique des discours, qui fixe peu ou prou les règles du jeu politique.

 

C’est une polarité reconnue par les linguistes que dans l’énonciation orale l’émetteur tourne autour du récepteur, alors que dans l’écrit le récepteur tourne autour de l’émetteur. Cela fait bien deux champs de gravité, comme nous l’indique Bougnoux: dans l’un, l’auditoire satellise l’émetteur. Dans l’autre, le message solaire satellise son lectorat. C’est dire que l’oralité recèle, techniquement pour ainsi dire, une fatalité tribale et démagogique, une pente à la facilité et à la complaisance, une politisation du vrai et du juste dont nous pouvons avoir une illustration, plaisante ou dégoûtante, selon l’humeur, avec les émissions phares du petit écran comme l’Heure de Vérité ou Meet the Press.

 

 On y voit des hommes publics, super‑sophistes, courir en temps réel après l’audience et les approbations, dûment comptabi­lisées par un score immédiatement livré par un arbitre. Soit la forme la plus nue de la barbarie communicative, quelque chose comme les jeux du cirque du Logos, où s’annulent d’un coup ces trois mille ans d’effort pour libérer le discours des attentes de l’auditoire qu’on appelle la civilisation, processus aléatoire et réversible, la preuve.

 

Il y a, là‑dessous, un enjeu très lourd. «Culture de connivence» ou recherche de connaissance? « Pensée ad hominem», à la carte, à la demande, ou adéquation de l’esprit et de la chose? Chaque société, bien sûr, combine les deux modalités du discours, le scientifique et le politique, et l’histoire nous a montré, fantasme pour fantasme, que le gouvernement des savants n’est pas moins cruel que celui des rhéteurs. Mais la logique de séduction impliquée par une prédominance de l’oralité à l’intérieur de l’espace public est au moins aussi meurtrière que la logique de conformité à un Code écrit, surplomb immuable et supposé savoir. La pulsion libricide s’avérera sans doute plus liberticide que l’ancien culte du Livre.

 

La ligne Chair aboutit à la Démocratie, mosaïque chaude et colorée de micro‑milieux communautaires bouillonnant au jour le jour. La ligne Verbe, à la République, entité historique délibérément désincarnée, amie des lois, des livres et de l’interprétation, antipa­thique à l’immédiat (et dont la seule évocation révulse nos responsables médiatiques). Si la République est apollinienne, et nos médias fondamentalement dionysiaques, on les comprend. Les responsables politiques d’une République ne s’estiment pas tenus à tout instant de s’identifier à leur public car ce sont des tempéraments « secondaires» plus portés aux délais de l’écriture et de la réflexion qu’à la prise de parole pour transmission immédiate. Les leaders d’une démocratie ressemblent un peu et par nécessité au Zelig de Woody Allen, cet hystérique compatissant qui devient tout ce qu’on veut, à la demande, au gré de l’interlocuteur. Zelig est un oral intégral, captif du face‑à‑face, écho sonore de la radio. Quand vous ne pratiquez plus la « différance » à la mode derridienne, vous vous condamnez à devoir faire la différence, du tac au tac, à tout prix.

 

 

 

L’histoire : entrée et sortie

 

 

 

Les habitants de la graphosphère inclinaient à penser la nature sur fond d’histoire. Nous tendons à penser l’histoire sur fond de nature, ‑en replongeant les catégories dialectiques (contradiction, projet, conflit, totalité, stratégie, etc.) dans un milieu anhistorique. Pourquoi cette inversion? Il faut peut‑être, je ne dirais pas expliquer l’une par l’autre, mais penser ensemble la désacralisation de l’écriture et la dépréciation de l’histoire, c’est‑à‑dire la consécration de la voix et la resacralisation de la nature. Le retour en grâce du panthéisme et des mythologies païennes du cosmos ‑ la vénération renouvelée de Gaïa, notre mère universelle, par les nouveaux cultes de la Terre ‑ et la remontée informatique de la culture d’écran, intuitive et sensori‑motrice. Le grand Être n’est plus l’Humanité, mais la Planète, boule divinisée, totum fétichisé, sujet de plein droit (« la grande Matrie » d’Edgar Morin?). Quand le linéaire se dévalue, les valeurs historiques dégringolent. Quand l’iconique remonte, la nature et la grâce vont bien. Platon méprisait l’écriture et l’histoire. Le dieu Pan n’a pas dit son dernier mot, Athènes peut venir derrière Jérusalem. La vogue écologique frémit‑elle comme une annonciation ? Autre cycle à reparcourir ?

 

Gardons‑nous de prendre un simple changement de temporalité pour la fin des temps. Mais qui contestera que ce que nous appelons « histoire » par habitude ‑ à décompter depuis Gutenberg ‑ a pris un sérieux coup de vieux ?

 

Dans le temps, le récit épique transmis de bouche à bouche a précédé l’histoire fondée sur des textes. Homère, Hérodote. Mais c’est le texte qui fonde l’histoire comme science; le sens historique non plus n’est pas fils de l’image ni des fluidités orales. Ce sixième sens dépend d’une aptitude à l’écriture et à la conservation des documents. « Ce mystère terrible, écrit Michelet de l’histoire, ne peut se lire que feuille à feuille et lentement. » Il y a quelque chose d’invinciblement graphique dans la prise d’un homme sur son temps. Pas seulement parce que les grands hommes de l’histoire sont ordinairement des hommes d’écritures, fussent‑ils capitaines et gens d’armes, encore que Napoléon et Alexandre se contentent de secrétaires, déléguant à d’autres le soin des traces pérennes. Mais parce qu’il y a un lien obscur entre la dynamique des volontés et la statique des stocks, agraires ou symboliques, greniers et bibliothèques, qui fait écho à la dialectique, elle, mieux élucidée, de l’engramme et du programme, de la tradition et du projet. Chacun sait qu’un individu, un groupe, une société sans souvenirs, ont du mal à se tailler un avenir qui leur soit propre. La naissance concomitante de l’agriculture et de l’écriture, de l’entaille et du labour, la communauté originaire de l’argile et de l’humus apparient le scribe et le paysan. Le soc et la plume.

 

La page de nos livres vient du pagus latin, qui veut dire « champ cultivé », et l’écriture grecque dite « boustrophédon », qui va de droite à gauche et de gauche à droite, fait tourner le bœuf à la barrière. Ce sont là faits d’histoire et d’étymologie. L’agriculteur tire l’écrivain et l’histoire se fait en s’écrivant, se déploie comme horizon dès lors qu’elle se dépose en inscription. Mise en mémoire et souci de postérité vont en tandem. Enfouissement de traces à la verticale, dégagement de perspectives à l’horizontale. Il y a quelque chose de lourd, d’ardu, de lent, qui unit l’élaboration des traces, la mise en ordre des faits et la maturation du grain. Quelque chose de laborieux, de rugueux, d’incompatible avec la glisse des signes, la labilité des supports, l’évanescence des sols et des laboureurs. Avec le soft de nos réceptions et la facilité des voyages. L’instantanéité ‑ images‑sons et données circulant à la vitesse de la lumière ‑ décourage la quête du sens, relâche la tension des attentes. C’est trivial : quand on peut être partout à la fois, on n’a plus envie d’aller nulle part.

 

Dans programme, il y a gramme, grammaire, graphie. Qu’il soit scolaire ou politique, on comprend le discrédit qui entoure la notion et le mot. Il n’est en somme de véritable histoire qu’écrite; il n’est d’écriture qu’historique. Par l’évolution des graphies, d’abord. Je peux regarder et apprécier toutes les images, même si leur code de déchiffrement culturel m’échappe. Je ne peux pas lire toutes les écritures, fût‑ce celles de l’alphabet latin (l’onciale, la gothique, la caroline, etc.). Par la singularité des langues, ensuite, qui me rattache à un groupe humain en particulier et à son passé.

 

Apprendre une langue étrangère, c’est nécessairement apprendre l’histoire d’un peuple étranger. Apprendre l’écriture chinoise d’aujourd’hui, c’est s’incorporer trente siècles de civilisation, l’hébreu et le grec, un peu moins. L’image, elle, n’est pas soudée à une mémoire. Elle peut circuler « à plat» d’un bout de la terre à l’autre, cosmopolitisme inné qui fait du regardeur, immédiatement, un citoyen du monde à coordonnées temporelles faibles. Mais surtout et plus profondément, l’image physique comme présence pleine, affirmative et positive court‑circuite le vieux travail du négatif par ceci qu’elle ne peut jamais être elle‑même une négation. Un non ­fumeur, comme un absent, et un projet, ça ne se montre pas. J’attends une amie, elle n’est pas venue, elle viendra peut‑être, comme l’Apocalypse, la Justice ou la Révolution, ça n’a pas de traduction optique. Notre cinquième sens, celui de l’orientation historique, n’a pas d’équivalent sensible et sensoriel. II dépend entièrement des techniques écrites de la symbolisation.

 

Une civilisation de l’image au sens fort ferait un monde sans imagination où l’être a vaincu la néantisation, l’optique, la dialectique et le présent, le temps. Ce serait un monde sans histoire ni relief et dépourvu de symboles, un monde impossible car sans possibles, abstrait à force de concrétude, et tellement plein qu’il sonnerait creux. Mais de ce monde‑là, nous nous rapprochons selon une courbe asymptotique. La disparition du néant est devenue notre problème numéro un. Tout le paradoxe de l’Ordre Nouveau est contenu dans le Ceci n’est pas une pipe de Magritte.

 
 

 Nous nommons en somme «histoire» une certaine pratique de l’indirect; un effet de différé et de décalage. Un retard à la transmission, tout simplement. L’histoire se faufile dans l’intervalle qui sépare l’événement de son enregistrement. Que restera‑t‑il de l’activité qui consiste à transformer le chaos en ligne, une broussaille de faits en un livre d’histoire peigné comme un champ, lorsque l’événement m’est livré à l’état brut, avec son décodage incorporé, via l’A.F.P. ou, mieux, en direct, par retransmission télévisée? Lorsqu’il n’y a plus rien à écrire puisque tout est déjà enregistré ? Pourquoi mettre en mémoire si l’oubli dorénavant marche au même pas que la mémoire ? Si l’histoire se montre au fur et à mesure, effaçant ses traces à mesure qu’elle se dit ou se montre, qu’ai‑je besoin d’y intervenir ? Le support analogique me donne le fruit et la graine en même temps : qu’ai‑je besoin de labourer ? Nous économisons de la sueur et du sang. Mais en perdant notre capacité d’arriver en retard, nous n’aurions pas seulement dévalué les sortilèges littéraires de la répercussion comme Chateaubriand «enregistrant », deux mois après, la mort de Napoléon (le temps que la nouvelle arrive de Sainte‑Hélène à Paris). Nous ressentirions moins le besoin de prendre de l’avance sur le moment collectif. Avec le recul et la prise de champ sont compromis le bond en avant mental, le «coup d’oeil» stratégique de l’anticipateur

 

. «Maintenant tout est maintenant» veut dire: le présent nous a capturés, et nous traite en otages. Je ne prends plus mon temps, je suis pris par lui. Je suis un homme criblé, saturé, engorgé, asphyxié par les détritus instantanés de la consommation d’infos, car même si l’A.F.P. garde par‑devers elle ses déchets de chaque jour, soit les 14 000 dépêches quotidiennes qu’elle reçoit et ne redistribue pas, elle m’en « balance» encore huit cents par jour, assez pour me dégoûter et m’enlever l’idée d’aller faire le mariol le lendemain au Kamtchatka. Pour les poubelles ? Les bottes de poireau ? Les coups d’oeil négligents du passant? « L’événement, c’est le merveilleux des sociétés démocratiques » (Pierre Nora). II remplace la chronique par le conte. L’événemen­tialisation du temps est une déshistorisation du temps. Il n’y a plus de mise en situation et en perspective de mes circonstances lorsqu’il est devenu non seulement prestigieux mais matériellement possible de « vivre avec son temps», d’« être à jour», de «coller à l’événe­ment». Car il est plus facile de résister à une mode, une morale, une pression sociale, qu’à une jouissance physique effective. Or le flux d’instants sans passé ni futur qui s’appelle l’actualité est pour notre psychisme source de plaisir, décharge, satisfaction hallucinatoire d’un désir latent d’ubiquité et de toute‑puissance.

 

L’aspirant‑producteur d’histoire ou de sens doit alors choisir à son corps défendant entre la télétransmission‑live et l’inscription à longue portée. Plus exactement, passé un certain seuil d’intensité, la transmission joue comme démission de l’énoncé. Quand la transmission tue le message et devient le message lui‑même, quand le porteur de nouvelles est en lui‑même la nouvelle, le souci d’efficacité conspire avec d’autres sentiments moins avouables pour remplacer le désir d’histoire par l’ambition de faire savoir, ou désir de contrôler les centres de tri et de mise en page. Puisque celui qui fait l’événement est celui qui le transmet, les protagonistes de l’histoire universelle deviennent les contrôleurs des réseaux mondiaux de diffusion. Les ringards aspirent au Panthéon mais les gens sérieux vont en régie. Napoléon aujourd’hui s’appelle Ted Turner.

 
 

 Ambivalence de l’information : elle sert à la fois d’acolyte et d’ennemie à l’événement. Elle défait en faisant et fait en défaisant car les deux sont fléchés en sens contraire. L’information se dévalorise avec le temps, l’événement se valorise avec lui. Ce qui est durable, dans le monde de l’information, n’est pas valorisant : allez donc vendre à TFI le théorème de Pythagore ou les Voyelles de Rimbaud ! Au rebours, ce qui est momentané, dans le monde des mémoires, n’est pas valorisé. Un tuyau boursier, un scoop, une dépêche d’agence, engagent dès leur naissance une course contre la montre et la mort, et mon journal de ce matin ne vaudra plus un kopeck demain matin. L’actualité boursière peut servir d’étalon à l’autodévoration de l’actualité tout court, catoblépas toujours plus affamé de soi. Le journalisme, comme disait Gide, c’est tout ce qui intéressera demain moins qu’aujourd’hui, mais l’histoire des sciences, de l’art ou la politique procèdent à rebours: de l’amorphe et de l’insignifiant prennent lentement forme et sens à travers une consignation et une justification de signes. Le fait qu’on s’intéresse plus à de Gaulle, à Van Gogh, au professeur Kastler, morts que vivants paraît absurde ou répréhensible aux hommes de l’immédiat: ils ont peine à comprendre que ce «retard à l’admiration» représente ce qui reste de la culture quand on en a tout oublié.

 
 

 
En bref, il y a deux façons d’échapper à l’histoire (au sens traditionnel du mot) : par l’Écriture sainte et les news. La Bonne nouvelle et les dernières nouvelles marquent les deux stades, initial et suprême, de l’immédiateté. À vrai dire, toute immédiateté est infaillible, donc dogmatique, qu’elle prenne la forme d’une Révélation religieuse ou d’une banque de données, et la tyrannie de l’ici et du maintenant (toute cette promotion de l’anecdotique, de l’instantané et du localisé) rejoint, par un autre tour de malice, l’immobili­sation des hommes par un Dieu éternel. Quoi de plus répétitif qu’un journal télévisé sinon l’éternel présent du rite? Je ne mets pas en question une dépêche d’agence, je ne réfère pas une émission à une longue durée. J’avale tout et sans recul. On apprend à penser mais on n’apprend pas à croire et à voir. Ici, le fait est son propre droit. Définissons l’immédiatisme, sans en faire un démon, comme le régime d’autorité propre aux sociétés sous contrôle médiatique.

 

La « dictadouce» de l’information n’implique pas seulement le crépuscule des oeuvres (une grande oeuvre est incomprise au moment de son apparition), et la revanche des préjugés (ces évidences spontanées et non problématisées). Elle disqualifie dans le même geste l’idée de processus et le jugement de validité, le temps de l’histoire et le temps de la critique, tous deux sinueux et cumulatifs, qui supposent à la fois une accumulation d’archives fixes comme repères et témoins, et la successivité d’un écoulement dûment consigné. Vérifier une source, recouper un témoignage, remonter une chronologie, établir un fait, une date, un texte ‑ toutes ces opérations qui étaient censées jadis faire gagner du temps ‑, il est clair désormais qu’elles en font perdre sans nécessité aux responsables toujours pressés de la circulation publique. Le kaléidoscope rejoint, rejoue le cercle. La négation relativiste de toute valeur, l’affirmation répétitive de la valeur absolue.

 

Il se pourrait en définitive que le grand dégel du temps humain apparaisse un jour comme un intermède entre deux immobilités, le temps‑cristal des Écritures primordiales et le temps‑fumée des communications immédiates. Entrés par le biais religieux dans le temps historique, nous serions en train d’en sortir par la porte à tambour de « l’actualité».

 

À chacun d’apprécier, selon qu’il estimera cette création récente, l’histoire, comme un cauchemar dont il est bon de se réveiller, ou bien comme une fenêtre ouverte indispensable à l’oxygénation de l’individu. Les deux se disent, et doivent sans doute se dire ensemble. Mais sachons que la mise à la roue, l’alternative la plus plausible quand on ne va plus à la ligne, n’ouvre pas une ère de justice. Un esclave enchaîné à son sillon a toujours plus d’espoir qu’un esclave attaché à une roue. Nos cercles sont en pointillés : on y sautille assez gaîment, à première vue. Le «ça tourne!» est une marque de satisfaction, un indice de performance. Mais le retour d’un Éternel new‑look, sans promesse de salut ni certitude de résurrection, sans vecteur ni finalité, disons la roue cosmique sans l’âme et les dieux correspondants, sera le temps des plus grands désespoirs. Retour donc à l’avant‑Réforme, à la case médiévale. Fin des révolutions, début des révoltes, convulsions et jacqueries. Les secondes, à en croire les historiens, sont encore plus cruelles que les premières.

 

Michelet, encore: «Homme de livres, sache bien que l’homme sans livre et de faible culture a en récompense quelque chose qui en tient lieu: il est maître en douleurs. »

 

 

 

Trois âges en même temps

 

 

 

Vous ne pouvez pas refuser à un adepte d’Auguste Comte, pour terminer canoniquement ce premier cycle universitaire, une petite joie des « trois états », de nature à ordonner « la marche de l’esprit humain». C’est un plaisir intellectuel socialement coûteux, dont le caractère jugé subjectif ou fantaisiste ne risque pas d’accroître notre légitimité « scientifique » tout en contredisant, apparemment, notre intention de positivité. Pourtant, la meilleure façon d’abandonner toute recherche des causes propres à l’âge métaphysique n’est‑elle pas de mettre en évidence la globalité et l’interaction des phénomènes correspondant à chaque étape ?

 
 

 Expliquons des mots déjà utilisés. Prenant «l’esprit humain» au stade de l’écriture, j’ai donné à la longue période s’étendant jusqu’à l’imprimerie le nom de logosphère. Age théologique, ostensiblement. L’écriture est de Dieu : hiéroglyphe, au sens fort. Dieu dicte, l’homme note et dicte à son tour. On lit avec les lèvres, et en groupe. Les grandes religions fixent par l’écrit une révélation orale. Une et non pas deux. La Bible dit tout sur tout. Le Coran aussi. D’où la sainteté du Langage (l’unicité sacralise), et la toute‑puissance théologique de la Parole indiquée par la notion du Logos ou Verbe éternel. À la fois souffle et Raison, le Principe suprême est une Parole perdue et recueillie dans un corps fermé de textes référentiels, support d’une tradition orale aux mille facettes. L’esprit humain n’in­vente pas. Il transmet une vérité reçue.

 

La période de la typographie, je l’ai indiquée comme graphosphère. Subordination de l’image au texte, apparition de l’auteur (et de l’artiste) comme garant de vérité, abondance des références écrites, liberté d’invention. On lit avec les yeux. Âge métaphysique, si l’on veut.

 

L’âge de l’électron, qui fait descendre le livre de son piédestal symbolique, comme vidéosphère (malgré le rôle accru de l’ auditus). Le visible en effet y fait autorité, en contraste avec l’omnipotence antérieurement reconnue aux grands Invisibles (Dieu, l’Histoire ou la Raison). Il devrait mais ne peut pas répondre, disons‑le d’emblée, aux critères idéaux de l’âge positif (dont Comte attendait qu’il abolisse la fiction, la guerre et les désordres intérieurs, donnant le pouvoir spirituel aux savants et le pouvoir temporel aux industriels).

 
 

 [… ] [TABLEAU non reproduit]

 
 

 Tableau à entrées multiples où les traits pertinents doivent en fait se lire en simultané, se donner tous ensemble à l’intuition. D’où l’intérêt du tableau noir.

 

La colonne de gauche liste des fonctions et des normes d’organisation invariantes, inhérentes à toute collectivité historique: c’est, si vous voulez, la « statique sociale» de Comte. Nous parlons, nous, de structure et de synchronie. Les colonnes de droite font varier les organes et les formes qui viennent y répondre successivement. C’est la dynamique sociale, ou les indices du progrès médiologique. On parle de nos jours de diachronie et de processus. La question de savoir si la dynamique est subordonnée à la statique, le progrès à l’ordre, ou l’inverse, relève d’un domaine spéculatif qui déborde les cadres de l’observation médiologique.

 

On n’entrera pas dans cette discussion en remarquant que :

 

1° Ceux par qui le monde existe comme monde unifié, les pivots de la syntaxe, sont les dépositaires du sacré de ce monde. Pour éclaté que soit un univers historique, il y a du nœud et du lien: les médias montent aujourd’hui la garde auprès de l’Un (ne serait‑ce qu’en faisant communiquer Bucarest, New York, Jérusalem, sur un horizon commun, l’actualité, etc.). Mais c’est une unification sans universel, une mondialisation des codes locaux par l’image, sans la double articulation symbolique.

 

2° Ceux qui donnent le ton sont bien, à chaque époque, les travailleurs du fond, c’est‑à‑dire les opérateurs de la cohésion imaginaire.

 

3° Le fond des choses étant « le support des supports » ou la piété sociale, le fond ne fait jamais défaut mais ce n’est jamais le même. Les hommes restent pieux mais changent de credos. Les formes du crédible et les règles d’accréditation se modifient en fonction des supports de la transmission et du dépôt symboliques.

 

II va de soi que ces états se succèdent dans l’histoire comme autant de prédominances ou de polarités fortes mais qu’un contemporain a tous les âges à la fois. Comte nous avait déjà prévenus que la loi des trois états ne s’applique pas aux actions et aux affections humaines. Il y a dans notre âme, simultanément, un Orient calligraphié, une Europe imprimée, une Amérique sur grand écran, et ces continents négocient en nous sans disconti­nuer leur place respective. Chacun d’entre nous, en un sens, est à la fois Dieu, Raison et Émotion; saint, héros et star; théocrate, idéocrate et vidéocrate. Notre volonté de puissance compose et jongle avec chacun de ces trois âges. Nous nous rêvons hors du temps, nous spéculons sur le siècle, et nous ne savons que faire de notre soirée.

 
 

Cependant, au nouvel étalonnage médiologique qui se dessine sous nos yeux, correspond bien un Ordre Nouveau, une configuration psychique, esthétique et sociale, assez singulière pour justifier un parcours propre, un cours plus serré à l’intérieur du grand cercle parcouru cette année.

 

Ce pourrait être l’objet d’un nouveau rendez‑vous.

 

Et d’un deuxième tome. »

 
 

 [Régis Debray,  Cours de médiologie générale, Gallimard, coll. «Bibliothèque des Idées » Paris, 1991.

 

 

 

On pourra lire du même : Vie et mort de l’image; Une histoire du regard en Occident, Gallimard, coll. «Bibliothèque des Idées», Paris, 1992.

 

 

 


[1] Auteur d'une Critique des armes en deux volumes (Le Seuil, 1974), qui constitue une autocritique de son expérience dans le maquis bolivien, et de la théorie du « foquismo» qu'il défendait alors; et plus récemment d'une réflexion stratégique sur notre défense nationale, Tous azimuts (Odile Jacob,

 

 
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