☼ Brune François [01] La fabrique des évènements médiatiques détourne du réel. De la soumission dans les têtes (M.Diplo. 2001) [conscience, liberté, illusion]

Publié le par Maltern

Brune François [01] La fabrique des évènements médiatiques détourne du réel. De la soumission dans les têtes (M.Diplo. 2001)
 

 

 

DE LA SOUMISSION DANS LES TĒTES

 

 

 

« Déjà encrassée par l’argent des annonceurs, la presse joue souvent les maîtres d’hôtel du grand décervelage : chaque « événement » occulte plus qu’il ne la révèle la construction raisonnée de notre monde.

 

On entend parfois incriminer « l’inertie des gens ». Comment ne se rebellent‑ils pas contre cette publicité qui les empoisonne, contre ces entre­prises qui les pressurent, contre ce chômage qui les touche, contre ces médias qui falsifient les réalités ? Pourquoi tant de maux privés ne débouchent‑ils pas plus souvent sur des protes­tations collectives ?

 

C’est qu’une éducation à la passivité ne cesse, à tous les niveaux, de les désarmer. Du plus jeune enfant à l’entrepreneur quinquagé­naire, les modèles d’adaptation et de soumis­sion au monde‑tel‑qu’il‑est, pénétrant profon­dément l’intériorité du citoyen, assurent la pérennité du « système ».

 

Le linguiste Alain Bentolila rapporte une étonnante expérience. On présente à quarante enfants, âgés de quatre à cinq ans, un spot publicitaire contre l’usage du tabac. Le mes­sage est on ne peut plus clair : un adolescent offre une cigarette à une jeune fille, et celle‑ci écrase la cigarette en disant : « Un peu de liberté gagnée. » Mais voici qu’à la question « Qu’est‑ce qu’on veut dire dans ce film, pour­quoi passe‑t‑il à la télévision ? », trente‑huit enfants ont répondu : « Ça veut dire que la cigarette, c’est bon, il faut fumer. » Que signi­fie un tel contresens ? Tout simplement qu’à l’âge de cinq ans l’idéologie a déjà façonné l’esprit de l’enfant. Pour lui, il n’y a pas de doute : 1) C’est court, ça passe entre les émis­sions, c’est donc un spot ; 2) dans ce spot, on parle de cigarettes : il s’agit donc du produit ; 3) si on parle d’un produit dans un spot, ce ne peut être que pour en dire du bien. Donc, il est bon de fumer [1] Si ce schéma suffit à mode­ler la perception d’un enfant de cinq ans, que dire de l’immense imprégnation idéologique qui, de spots en bandes‑annonces, ne cesse de valoriser tout ce qui passe à la télévision, au point que les grandes surfaces apposent le label « Vu à la télé » sur les produits et les hommes qui sont venus s’y vendre ?

 

Le monde de la consommation euphori­sante, omniprésent, s’impose à chacun comme le lieu naturel de la vie sociale et le moyen essentiel d’y épanouir sa personnalité. Exister, c’est consommer. Choisir une marque, c’est se conférer une identité, comme l’indique ce petit florilège : « Ma crème, c’est moi », « Ma Corsa, c’est tout moi », « En Devernoy, je suis moi », « Etre Kick ou rien », « Etre Dim jus­qu’au bout », « Si t’es pas Gémo, tu le devien­dras », sans oublier le classique de la pensée personnelle offerte à tous : « Soyez différent pensez Pepsi. » Et voici que des journalistes, enquêtant sur le terrain, font cette étonnante découverte : « Pour se "saper", les jeunes des banlieues raffolent des marques[2] ». Ce n’est qu’un banal exemple d’intériorisation du modèle dominant par les dominés.

 

Mais les adultes échappent‑ils au mythe du produit identitaire ? Qu’on en juge : en sep­tembre 1999, le groupe Camif lance une grande campagne nationale aux slogans révé­lateurs :  « Moi, je veux acheter comme je vis », « Moi, je veux acheter comme je suis », « Moi, je veux acheter comme je pense ». Que ce « comme » ‑ qui rive la vie, l’être et la pensée aux consommations ‑ est délicieusement ambigu! Que ce « moi, je veux », affirmation de l’identité par le produit acheté, est puissant en termes de « communication » ! Identifiez-vous, camarades enseignants !

 

Chacun peut faire cette expérience toute simple : observer, un quart d’heure durant, les titres et slogans qui fleurissent dans le moindre kiosque ou Relay. Plus besoin de décrypter savamment : la tyrannie de la consommation éclate au grand jour. Voyez cette simple devise énoncée par un grand magasin en juin 1999 : « Le bonheur est une addition de petits bonheurs. » Ces petits bonheurs, ce sont précisément des petits achats. La félicité réside ainsi dans une addition. Problème : le bonheur est‑il dans une somme ou dans un sens ? Ques­tion ringarde...

 

Mais, dirait‑on, ce mode de vie soumis n’est­-il pas mis à mal par l’irruption, dans les micro­cosmes ménagers, des images d’un monde qui bouge, qui nous interpelle, et que les médias nous envoient en pleine face ? Il n’en est rien. En nous faisant saisir l’époque comme un spectacle consommable, le modèle consumé­riste ‑ devenu réflexe ‑ nous immunise contre tout bouleversement. Ce qui pourrait nous déranger, dégustons‑le. L’idéologie de la consommation, qui est première, régit la « société de communication ». Et puisqu’on a appris au spectateur que le monde se consomme ‑ et non qu’il se transforme ‑, les grandes représentations qu’on lui en offre seront sélectionnées, conditionnées, calibrées comme des produits.

 

Qu’il soit question de stars ou de politiciens, de fictions ou de réalités, les médias flattent chez l’auditeur/spectateur cette pulsion consommatrice qu’ont fait naître les vitrines publicitaires. La loi en a été énoncée dès 1990 par un slogan RTL : « Les infos, c’est comme le café, c’est bon quand c’est chaud et quand c’est fort. » Pubs ou infos même combat, même effet d’annonce qui vise tantôt l’Epoque, tantôt la Marchandise, pour subju­guer l’attention collective [3]. La boulimie d’infos doit être assouvie, pensent les « journa­listes » qui en ont créé le besoin. Ils déplorent, épisodiquement, que « trop d’informations tuent l’information ». Mais « le public aime ça ». Il a besoin de sa dose, puisqu’on lui en a donné l’accoutumance...

 

La pulsion consommatrice exige d’abord la quantité d’infos, leur renouvelle­ment quotidien, en une chaîne ininterrompue de séquences morcelées et rythmées. Le rythme est ici fondamental puisqu’il donne l’illusion d’être en prise sur un monde en mou­vement ; il est aussi redoutable, puisqu’il asservit le consommateur fasciné, qui craint toujours plus ou moins de manquer le maillon de la chaîne qui le déconnecterait de l’époque. Manquer l’actuel, ce serait manquer le réel. Un long jour où « il ne se passe rien » est aussi triste qu’un grand Frigidaire vide...

 

La quantité d’infos pourtant, même soutenue par un rythme trépidant et le recours au zap­ping, risque d’engendrer la monotonie. La grande peur des médias est que les consomma­teurs « se débranchent ». C’est alors que jouent les grands « événements » qui, propices en rebondissements, les tiennent en haleine. Rap­pelons‑nous, en vrac : le pape à Longchamp, Diana dans son dernier tunnel, le procès Papon, la déferlante de Titanic, les sommets du Mondial, les abysses de l’érotisme (?) clin­tonien, le triomphe (?) de l’euro, quelques famines ou massacres de‑ci de‑là, un mot de Le Pen qui scandalise encore, le salut par le Viagra, la bonne guerre propre et puni­tive du Kosovo, un krach boursier qui n’a d’égal qu’un crash aéronautique, le dopage à la «une», la France qui consomme (enfin !), des tremblements de terre / ou typhons / ou sécheresses, le feuille­ton Tiberi, un enfant torturé, Michelin, ô Michelin ! ‑ mais place au quatrième épisode de La Guerre des étoiles... Compassion et diversion sont les deux mamelles de la France médiatique.

 

 

 

Qu’est‑ce qu’un événement ? Dans cet inventaire à la Prévert, où des réalités cru­ciales sont traitées en faits divers, et vice versa, seule la mise en scène compte : tout est servi pour émouvoir, banalisé pour désamor­cer l’analyse critique. C’est du prêt‑à‑consom­mer dont le public ne tire aucune compréhen­sion de la planète. Réduit à une participation affective, habitué par le modèle événementiel à une lecture consommatrice du monde, il n’attend plus que le drame suivant sur les tréteaux de l’époque.

 

Mais il l’attend collectivement. C’est là le rôle de l’événement : il constitue les citoyens en public (en public qui regarde, non en assem­blée qui décide). La fascination sans fin qu’opère la suite des événements empêche dès lors, non seulement l’action, mais le simple recul nécessaire à la réflexion. Plus gravement encore, en devenant constitutif du sentiment d’appartenance à la collectivité, l’événement médiatisé oblige insidieusement chaque citoyen, sous peine d’incivisme, à se soumettre à l’événement (on l’a bien vu lors du Mon­dial). Or, se soumettre à l’événement, c’est se soumettre à l’idéologie de ceux qui le choisis­sent et le dramatisent comme tel.

 

Certes , le public est parfois inter­rogé : après l’avoir fait saliver, on le fait opi­ner. On lui donne ainsi l’illusion démocratique qu’il existe en tant qu’Opinion publique. Mais voilà : on le sonde sur ce qu’on lui a montré, non sur ce qu’on lui a caché. Il n’est rien de tel, pour maîtriser l’Opinion, que de maîtriser le « réel » sur lequel on la fait réagir. Ce réel de l’époque, falsifié, dramatisé, inventé, et sur un mode si catastrophique, dissuade les citoyens d’agir : le sentiment d’impuissance que leur procure le tableau de tant d’événe­ments inéluctables leur fait croire qu’ils ne peuvent rien dans les domaines tout proches où ils pourraient agir ou résister.

 

De ce grand leurre idéologique, véritable loi du système intériorisée par tous, les journa­listes sont parfois eux‑mêmes dupes, en s’ima­ginant « constater » des événements dont ils sont les promoteurs ou scénographes. Voici par exemple comment fut annoncé un téléfilm dif­fusé le 21 septembre 1998, et que chacun a dû oublier depuis : « Quatre heures d’un film un peu statique, sans doute, mais très attendu pour les performances de son acteur principal (...). Spectacle irrésistible (...). Programme exceptionnel (...). Version vidéo, mieux que le Titanic (...). Cet après‑midi à 15 heures, heure de Paris, le monde entier découvrira (...). C’est le plus grand événement médiatique aux Etats­Unis (...). Ce sera l’émission la plus suivie (...), le taux d’audience le plus élevé [4]

 

Comment échapper à un tel battage ? Les auditeurs avides, en se branchant sur « l’événe­ment », vont en faire l’événement puisqu’il aura été suivi... Et les journalistes d’en conclure qu’ils avaient bien raison de l’annon­cer comme tel ! Voilà comment la grille événe­mentielle devient seule approche du monde, comment les médias suscitent dans le public l’attente de ce qu’il n’attendait pas ‑ tout comme la publicité lui crée le besoin de ce dont il n’a pas besoin[5].

 

Le public sentant bien qu’il n’est plus vraiment « peuple souverain », les dis­cours officiels se sont mis, pour compenser, à exalter la dimension citoyenne de toute chose. Qu’il est doux de se sentir traité en concitoyen quand on n’est plus que consommateur ! Seu­lement voilà : la loi d’absorption des produits, des événements et autres spectacles s’applique aux nouvelles images de citoyenneté, qui ne prônent plus que des conduites d’adaptation à l’époque : la « démocratie » telle qu’elle est, à l’Europe telle qu’elle fonctionne, à l’économie telle qu’elle se mondialise.

 

 

 

Pas question d’en appeler à la liberté, à la résistance, à la dimension critique de l’être­-citoyen. Le consommateur doit adhérer à des schémas consensuels ou se rallier à des causes (à des spectacles) qui ne suscitent plus de conflits. La citoyenneté médiatique adore en particulier commémorer (la révolution de 1789, la Déclaration des droits de l’homme), faire le procès du passé (la France de Vichy) ou fêter des lendemains libérés (le troisième millénaire verra le triomphe de la démocratie... virtuelle !).

 

La néo‑citoyenneté, prise dans le modèle médiatique, n’est ainsi qu’une mode parmi d’autres, un style, un prêt‑à‑porter du politique apolitique, et ne vise qu’à produire / consom­mer des événements‑spectacles de citoyenneté. Les entreprises, on s’en souvient, ont adopté cette mode pour se dire « citoyennes » (en ne licenciant aujourd’hui que pour embaucher demain). Des élus républicains n’ont plus pour préoccupation majeure que de savoir quelle vedette est bien dans l’air du temps (Patricia Kaas ? Estelle Hallyday ? Laetitia Casta ?) et sera la meilleure « Marianne » de l’an 2000 (ce fut Laetitia Casta). Des nostalgiques de la révolution placardent sur les murs l’effigie de Karl Marx, soigneusement ravalée avec des ronds de concombre, pour illustrer le nouveau visage de L’Humanité [6] . On vide le signi­fiant de son signifié, et l’on se glorifie d’avoir « communiqué ».

 

 

 

On rétorquera que la vraie citoyen­neté est désormais européenne. Voici en effet le type de slogan qui nous le prouve, lancé fin 1998 : « Je suis en Europe, donc je pense en euro. » Ce « donc » éminemment cartésien vaut vraiment son pesant de soumission à l’ordre financier. En voici un autre (mai 1999) : « En Europe, aujourd’hui, voter, c’est exister. » Sans doute ; et ce n’est que cela. Mais une telle proposition a tout l’air d’un lapsus ! Il est en effet des appels à l’existence qui vous confirment que vous n’existez plus. Celui‑ci, à la vérité, en enfermant l’existence citoyenne dans la minceur d’un vote sans pouvoir, avait de quoi démoraliser tout militant désireux d’agir sur l’Europe.

 

Curieusement, les classes dirigeantes ne semblent pas échapper à cette vaste pédagogie de la soumission. Il faut bien apprendre à ser­vir le système qui vous sert. Aussi s’appli­quent‑elles à elles‑mêmes, notamment dans les grandes écoles qui les forment, des proces­sus d’autoconditionnement propres à décupler leurs performances professionnelles. C’est ainsi qu’un Forum Carrières, récemment orga­nisé par le groupe HEC à l’intention des cadres quinquagénaires, avait pour thème « L’entreprise de soi ». Judicieux concept, pour apprendre à se vivre comme une entre­prise au service de l’Entreprise. Les partici­pants étaient conviés à méditer sur leur exis­tence selon le catéchisme suivant : « Quelle est ma vraie valeur ajoutée? Est‑ce que j’en­tretiens suffisamment mon réseau relationnel ? Que peut m’apporter le coaching ? Puis‑je me faire chasser ?[7]»

 

 

 

Attention au faux sens : il ne s’agit pas ici de se « faire chasser » de son entreprise, mais bien de se « faire chasser » par un chasseur de têtes ! Dans la jungle capitaliste, les tigres du « management » doivent montrer patte blanche pour entrer dans le système où ils pourront sor­tir leurs griffes. On atteint là un rare degré d’intériorisation des modèles, au service natu­rellement d’un nouvel humanisme... »

 

 

 

[François Brune [8], in Manière de Voir 59, Le Monde diplomatique, sept.-oct. 2001 ]

 


[1] Alain Bentolila, De l’illetrisme en général et de l’ école en particulier, Plon, 1996 , pp 84-85

[2] Le Monde 8 septembre 1999

  [3] A l’événement-produit répond sans cesse le produit-événement. En octobre 1999, Carrefour lançait ainsi pour « célébrer » la fin du siècle », « une période de discount historique ».Au même moment paraissait dans le métro cette annonce révolutionnaire : « Mardi 12 octobre 1999, Le printemps légalise le shopping pour hommes. »

[4] Toutes ces expressions ont été effectivement pronon­cées sur France‑Inter le matin du 21 septembre 1998. Il s’agissait... de la diffusion de la cassette vidéo de l’interro­gatoire de M. William Clin­ton sur ses relations avec Mlle Monica Lewinsky.

[5] L’attente de spectacles est profondément intériorisée. A la question : « Regarde-t-on les informations à la télévision comme on regarde un spectacle ? » nombre de candidats au bac répondent innocemment : « Non, elles sont trop ennuyeuses. » Ils ne mettent pas en cause le spec­tacle, mais l’information en ce qu’elle n’est pas encore assez spectaculaire !

[6] Les maires de France ont effectivement élu une top model, en octobre 1999. comme symbole de la Répu­blique française... Quant à l’affiche de Karl Marx lancée en mars 1999 pour illustrer le « nouveau visage » du journal L’Humanité, elle a été consi­dérée par plus d’un militant comme la seconde mort de l’auteur du Manifeste du parti communiste.

[7] Forum Carrières, orga­nisé par le groupe HEC le 24 juin 1999 dans les salons de France Amériques, de 18 à 21 heures

[8] Auteur de Médiatiquement correct: 265 maximes pour notre temps,  Paris-Méditerrannée, Paris, 1998

 

Publié dans 27 - Liberté

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article