~ Cohen Albert 1895-1981 [01] L’Amour du prochain est le plus souvent une posture, mieux vaut évoquer la « tendresse de pitié » qu’on peut éprouver pour nos prochains.

Publié le par Maltern


~ Cohen Albert 1895-1981 [01] L’Amour du prochain est le plus souvent une posture, mieux vaut évoquer la « tendresse de pitié » qu’on peut éprouver pour nos prochains.

 

J. Chancel - Ce Premier entretien, informel, “ survolera ” votre parcours afin de faire mieux connaissance à la foi avec l’homme, dans son environnement genevois l’écrivain adulé, reconnu que vous êtes aujourd’hui ainsi qu’avec les titres qui composent votre œuvre quatre autres entretiens nous permettront d’approfondir plus à loisir...

 

Je voudrais commencer par ce livre en forme de “ Testament ”[1] que vous avez rédigé à l’intention de vos frères humains, et dans lequel vous les interpellez ainsi: “ Dites, antisémites, mes frères, êtes-vous vraiment heureux de haïr et fiers d’être méchants ? Est‑ce là vraiment le but que vous avez assigné à votre pauvre courte vie ? ” Pourquoi avez‑vous éprouvé le besoin de composer ce “ Tes­tament ”, dont les pages montrent surtout que vous avez pardonné à ces frères qui vous ont offensé ?

 

 

 

A. Cohen - Pour des raisons qui remontent... à une soixan­taine d’années : pendant mes années de jeunesse, en effet, j’avais voulu, selon les recommandations faites à ceux de ma race par l’Ancien Testament, pratiquer l’amour du prochain. Je faisais aussi bien que je le pouvais et puis un jour ‑ un jour de vérité ‑, je me suis aperçu que je me mentais à moi‑même. J’ai réalisé qu’on ne pouvait pas aimer son prochain. J’entends par là tout individu susceptible d’être rencontré au quotidien: le conduc­teur de tramway, le facteur, le chauffeur de taxi, etc. Prétendre “ aimer ” ce Prochain‑là est évi­demment mentir, parce que aimer est un sentiment autrement grave et beau... Celui qui aime son fils plus que lui‑même, ou celui qui aime sa femme et qui est angoissé à l’idée quelle mourra avant lui ‑ ou qu’il mourra avant elle en la laissant seule et sans défense ‑, celui qui préfère sa mort, malgré tout, à la mort du bien‑aimé ou de la bien‑aimée, cela est de l’amour. De l’amour vrai. Mais l’attitude qui consiste à aimer le facteur sous prétexte que je lai rencontré et qu’il ma salué, ne peut pas être assimilée à de l’amour. C’est invraisemblable, c’est un mensonge. Plus simple : celui que j’aime, s’il me demande la moitié de ma fortune, je la lui donne. Autre cas de figure: s’il arrivait à ma femme d’être enlevée, et que son ravisseur exige de moi tout ce que j’ai, je m’empresserais de lui céder ce qu’il veut. Mais il est faux de penser que ceux qui aiment leur prochain agiraient de cette façon si on leur réclamait la même chose !

 

 

 

J Chancel - Aimer ne signifie donc pas “ aimer tout le monde ”.

 

 

 

A. Cohen - Cet amour du prochain n’est qu’un acte esthé­tique. On se sent heureux de sourire, de flatter, de congratuler, mais on n’envoie que des “ messages dentaires ”. Au‑delà, si l’on vous demande mille francs, vous répondez: “ Mais pourquoi ? je ne les ai pas, ce n’est pas possible ! ” Il n’y a donc pas d’amour du prochain. Cet amour‑là, le vrai, je lai certainement éprouvé à l’égard de Marcel Pagnol. Oui, je peux dire que j’ai aimé Marcel autant que j’aime ma femme...

 

Ainsi, on a peut‑être donné une traduction erro­née à l’ordre du Christ et du Lévitique... On a peut‑être commis une très grave erreur ! Par “amour du prochain”, il faut entendre autre chose que l’amour que j’ai éprouvé pour ma mère et que j’éprouve encore pour elle. Cette autre chose, je l’appelle la “ tendresse de pitié ”. Pour­quoi ? Parce que lorsque je me trouve en présence d’un humain, il se produit, chez moi ‑ je ne sais s’il en est de même pour tout le monde ‑, un phénomène de transsubstantiation ; ce phénomène étrange qui, à chaque fois ‑ comme avec vous, Chancel, en ce moment précis ‑ fait que je deviens lui, que je le devine, que je suis lui.

 

La seconde étape vers cette tendresse de pitié me rappelle un rêve que j’ai fait, une nuit, et dans lequel j’ai entendu ces mots: “Hommes, inno­cents résultats. ”... Souvent innocents résultats, en effet, de leurs chromosomes, de leurs gènes, de problèmes dus à l’enfance ou à la pauvreté. Pour cette raison, je ne puis m’empêcher de les consi­dérer comme non coupables. La façon dont tel individu a été éduqué, ou maltraité, plus tard, peut‑être, par un membre de sa famille, ou son chef de division, a fait de lui un être rageur, un jaloux, un méchant ! Mais ce n’est pas sa faute. Voilà donc la deuxième marche vers ce que j’ap­pelle la tendresse de pitié. Elle est loin d’égaler, en beauté, l’amour, je vous l’accorde.

 

 

 

Le troisième échelon maintenant ‑ le plus sacré, le plus important ‑ pourrait se résumer à ceci: tout homme qui se présente à moi, je le vois mort. Ago­nisant de cette agonie qui est la dame d’honneur de sa mort prochaine. Je sais qu’il grattera sa poi­trine, qu’il essaiera de défaire le bouton de sa che­mise de nuit pour pouvoir respirer encore une fois et vivre encore une fois ! Ce futur mort, je n’arrive pas à le détester, je n’ai que pitié pour lui.

 

Dans ce “ testament ”, je ne dis pas qu’il “ faut aimer son prochain ”, mais qu’il faut “ avoir de la tendresse de pitié pour son prochain ”. Ce que je crois tout à fait possible. Avec une excessive fierté et un immense orgueil, j’ai voulu, moi, étincelle entre deux éternités, laisser ce que je pense être un vrai cadeau à ceux qui viendront après moi... »

 

 

 

[Albert Cohen, Radioscopie de Jacques Chancel, Editions du Rocher 99, pp 20-24]

 


[1] “ O vous, frères humains ”

Publié dans 06 - Autrui - L - ES

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