LIPOVETSKY Gilles né en 1944 [01] La crise des sociétés modernes est avant tout culturelle ou spirituelle. Hédonisme, efficacité, égalité et libéralisme ne se concilient pas.

Publié le par Maltern

 

 
 
 

LIPOVETSKY Gilles né en 1944 [01] La crise des sociétés modernes est avant tout culturelle ou spirituelle. Une société ne peut concilier les principes antinomiques de l’hédonisme, de l’efficacité, de l’égalité et du libéralisme.

 

 

[Dans “ L’Ere du vide ” (1983), puis dans “ Le Crépuscule du devoir ” (1993), G. Lipovetsky analyse le déclin de la morale du travail, la montée de l’hédonisme libertaire et du néo‑individualisme. Condamné comme système conformiste et liberté illusoire, la crise du marché semble pour lui une chance offerte à une nouvelle démocratie.]

 

 « De Baudelaire à Rimbaud et à Jarry, de V. Woolf à Joyce, de Dada au surréalisme, les artistes novateurs radicalisent leurs critiques envers les conventions et institutions sociales, deviennent des contempteurs acharnés de l’esprit bourgeois, méprisant son culte de l’argent et du travail, son ascétisme, son rationalisme étroit. Vivre avec le maximum d’intensité, « dérèglement de tous les sens », suivre ses impulsions et son imagination, ouvrir le champ de ses expériences, « la culture moderniste est par excellence une culture de la personnalité. Elle a pour centre le « moi ». Le culte de la singularité commence avec Rousseau » et se prolonge avec le romantisme et son culte de la passion. Mais à partir de la seconde moitié du 19ème siècle, le processus prend une dimension agonistique, les normes de la vie bourgeoise font l’objet d’attaques de plus en plus virulentes de la part d’une bohème en révolte. Ce faisant, un individualisme illimité et hédoniste apparaît, réalisant ce que l’ordre marchand avait contrecarré : « Alors que la société bourgeoise introduisait un individualisme radical dans le domaine économique et qu’elle était prête à supprimer tous les rapports sociaux traditionnels, elle redoutait les expériences de l’individualisme moderne dans le domaine de la culture. » Si la bourgeoisie a révolutionné la production et les échanges, en revanche, l’ordre culturel dans lequel elle s’est développée est demeuré disciplinaire, autoritaire, et, si l’on s’en tient aux USA, plus précisément puritain. C’est cette morale protestante ascétique qui va subir, au cours des premières années du 20ème, siècle, l’offensive des artistes novateurs.

 

Mais c’est avec l’apparition de la consommation de masse aux USA dans les années 20 que l’hédonisme, jusqu’alors l’apanage d’une petite minorité d’artistes ou d’intellectuels, va devenir le comportement général dans la vie courante, là réside la grande révolution culturelle des sociétés modernes. Si l’on envisage la culture sous l’angle du mode de vie, c’est le capitalisme lui‑même et non le modernisme artistique qui va être l’artisan principal de la culture hédoniste. Avec la diffusion à une large échelle d’objets considérés jusqu’alors comme objets de luxe, avec la publicité, la mode, les médias de masse et surtout le crédit dont l’institution sape directement le principe de l’épargne, la morale puritaine cède le pas à des valeurs hédonistes encourageant à dépenser, à jouir de la vie, à céder à ses impulsions : dès les années 50, la société américaine et même européenne est très largement axée autour du culte de la consommation, des loisirs et du plaisir. « L’éthique protestante fut minée non par le modernisme mais par le capitalisme lui‑même. Le plus grand instrument de destruction de l’éthique protestante fut l’invention du crédit. Auparavant, pour acheter, il fallait d’abord économiser. Mais avec une carte de crédit, on pouvait immédiatement satisfaire ses désirs. » Le style de vie moderne résulte non seulement des changements de sensibilité impulsés par les artistes il y a un siècle et plus, mais plus profondément encore des transformations du capitalisme il y a maintenant soixante ans.

Le modernisme n’est pas seulement rébellion contre lui‑même, il est simultanément révolte contre toutes les normes et valeurs de la société bourgeoise : la « révolution culturelle » commence ici en cette fin du 19ème siècle. Loin de reproduire les valeurs de la classe économiquement dominante, les innovateurs artistiques de la seconde moitié du 19ème, et du 20ème siècle vont prôner, s’inspirant en cela du romantisme, des valeurs fondées sur l’exaltation du moi, sur l’authenticité et le plaisir, valeurs directement hostiles aux mœurs de la bourgeoisie centrées sur le travail, l’épargne, la modération, le puritanisme.

S’est donc mise en place, sous l’effet conjugué du modernisme et de la consommation de masse, une culture centrée sur l’accomplissement du moi, la spontanéité et la jouissance : l’hédonisme devient le « principe axial » de la culture moderne, dès lors en opposition ouverte avec la logique de l’économie et celle du politique, telle est l’hypothèse générale qui guide les analyses de D. Bell. La société moderne est clivée, elle n’a plus de caractère homogène et se présente comme l’articulation complexe de trois ordres distincts, le techno‑économique, le régime politique, la culture, obéissant chacun à un principe axial différent, voire adverse. Ces sphères “ ne sont pas en conformité les unes avec les autres et ont différents rythmes de changement. Elles obéissent à des normes différentes qui justifient des comportements différents et même opposés. Ce sont les discordances entre ces sphères qui sont responsables des diverses contradictions de la société ”. L’ordre « techno-­économique » ou « structure sociale » (organisation de la production, technologie, structure socioprofessionnelle, répartition des biens et services) est régi par la rationalité fonctionnelle, c’est‑à‑dire par l’efficacité, la méritocratie, l’utilité, la productivité. En revanche, le principe fondamental qui règle la sphère du pouvoir et de la justice sociale est l’égalité : l’exigence d’égalité ne cesse de s’étendre, elle ne se rapporte plus seulement à l’égalité de tous devant la loi, au suffrage universel, à l’égalité des libertés publiques mais à l’ « égalité des moyens » (revendication de l’égalité des chances, explosion de nouveaux droits sociaux touchant à l’instruction, à la santé, à la sécurité économique) et même à l’ « égalité des résultats » (examens spéciaux pour les minorités afin de remédier à la disparité des résultats, demande d’une égale participation de tous dans les décisions concernant le fonctionnement des hôpitaux, universités, journaux ou quartiers : c’est l’âge de la « démocratie de participation »). Il s’ensuit une « disjonction des ordres », une tension structurelle entre trois ordres fondés sur des logiques antinomiques : l’hédonisme, l’efficacité, l’égalité. Dans ces conditions, il faut renoncer à considérer le capitalisme moderne comme un tout unifié, à la manière des analyses sociologiques dominantes : depuis plus d’un siècle, le divorce entre les sphères se creuse, la disjonction notamment entre la structure sociale et la « culture antinomienne » de l’épanouissement de la liberté du moi se fait toujours plus profonde. Tant que le capitalisme s’est développé sous l’égide de l’éthique protestante, l’ordre techno‑économique et la culture formaient un ensemble cohérent, favorable à l’accumulation du capital, au progrès, à l’ordre social, mais à mesure que l’hédonisme s’est imposé comme valeur ultime et légitimation du capitalisme, celui‑ci a perdu son caractère de totalité organique, son consensus, sa volonté. La crise des sociétés modernes est avant tout culturelle ou spirituelle. »

[G. Lipovestky, L’Ere du vide, 1983, Essais Gallimard, pp.93-96]

Publié dans 26 - LA MORALE

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