Aristote : l'amitié ciment universel [Nico LVIII, 1]

Publié le par Maltern

* L'amitié ciment universel des vivants des hommes et des cités


« Ceci fait, il nous reste à traiter de l'amitié. L'amitié est une vertu, ou tout au moins, elle s'accompagne de vertu. De plus, elle est absolument indispensable à la vie : sans amis, nul ne voudrait vivre, même en étant comblé de tous les autres biens. Les riches eux‑mêmes, ceux qui possèdent les charges et le pouvoir suprême, ont, semble‑t‑il, tout particulièrement besoin d'amis. A quoi leur servirait d'être ainsi comblés de biens, si on les privait de la faculté de faire le bien qui s'exerce à l'égard des amis, et qui est alors particulièrement louable? Comment aussi, sans amis, surveiller et garder tant de biens? Plus ils sont nombreux, plus leur possession est incertaine.

2. Dans la pauvreté et les autres infortunes, on pense généralement que les amis constituent le seul refuge. Aux jeunes gens l'amitié prête son concours pour leur éviter des fautes; aux vieillards elle vient en aide pour les soins que demande leur état et elle supplée à l'incapacité d'agir à laquelle les condamne leur faiblesse; quant aux hommes dans la force de l'âge, elle les stimule aux belles actions. Le poète parle de «deux êtres qui marchent unis». Et effectivement on est ainsi plus fort pour penser et pour agir.

3. L'amitié est, semble‑t‑il, un sentiment inné dans le cœur du créateur à l'égard de sa créature et dans celui de la créature à l'égard du créateur. Il existe, non seulement chez les hommes, mais encore chez les oiseaux et chez la plupart des êtres vivants, dans les individus d'une même espèce les uns à l'égard des autres, et principalement entre les hommes. De là les éloges que nous décernons à ceux qu'on appelle des « philanthro­pes ». On peut constater, même au cours de voyages, quelle familiarité et quelle amitié l'homme nourrit à l'égard de l'homme.

4. L'amitié semble encore être le lien des cités et attirer le soin des législateurs, plus même que la justice. La concorde, qui ressemble en quelque mesure à l'amitié, paraît être l'objet de leur principale sollicitude, tandis qu'ils cherchent à bannir tout particulièrement la discorde, ennemie de l'amitié. D'ailleurs, si les citoyens pratiquaient entre eux l'amitié, ils n'auraient nullement besoin de la justice; mais, même en les supposant justes, ils auraient encore besoin de l'amitié; et la justice, à son point de perfection, paraît tenir de la nature de l'amitié.

5. L'amitié est nécessaire. Que dis‑je ? Elle est admirable; nous ne ménageons pas nos éloges à ceux qui en ont le culte et le grand nombre d'amis constitue un des avantages les plus honorables ‑ quelques‑uns même sont d'avis que c'est tout un d'être honnête homme et ami sûr.

6. Les discussions que suscite l'amitié sont nombreuses : les uns la fondent sur une sorte de ressemblance et disent que se ressembler, c'est s'aimer. De là les proverbes : le semblable est attiré par le semblable; le geai avec le geai, et autres manières de dire. D'autres, par contre, déclarent que tous ceux qui ont quelque ressemblance se comportent les uns avec les autres en véritables potiers. Et, à ce sujet, ils remontent plus haut et cherchent une explication tirée de la nature extérieure. Euripide avance que: « La terre desséchée désire la pluie et le ciel majestueux, rempli de pluie, est possédé du désir de se répandre sur la terre.» Pour Héraclite, l'utile naît du contraire, la plus belle harmonie naît du contraire, et tout provient de la Discorde. En opposition avec les précédents, d'autres, et particulièrement Empédocle, affirment que le semblable tend à s'unir au semblable.

7. Parmi ces difficultés, laissons de côté celles qui ont trait à la nature extérieure; ce n'est pas l'objet de notre présente étude. Examinons celles qui se rapportent à la nature de l'homme et qui concernent les mœurs et les passions. Demandons‑nous, par exemple, si l'amitié existe chez tous les hommes ? S'il est impossible que des gens pervers éprouvent de l'amitié ? Si l'amitié existe sous une forme ou sous plusieurs ? Ceux qui n'admettent qu'une seule espèce d'amitié, sous prétexte qu'elle est susceptible de degrés, ont recours à un indice peu probant : il existe des choses spécifiquement différentes, comme nous l'avons dit plus haut, qui présentent des degrés différents. »


[Aristote, Éthique à Nicomaque, vers 320 av. J.‑C., [Livre VIII, chap. 1 trad. J. Voilquin G‑F, pp. 207 à 208.]


Publié dans 26 - LA MORALE

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