Kierkegaard [01] 1813-1855 : Le sacrifice d’ Abraham la séparation du moral et du religieux

Publié le par Maltern

Kierkegaard [01] 1813-1855 : Le sacrifice d’ Abraham la séparation du moral et du religieux

 

* Le sacrifice d’Abraham marque une séparation entre le moral et le divin qu’ignorait le héros tragique.

 

 

 

« La différence qui sépare le héros tragique[1] d’Abraham[2] saute aux yeux. Le premier reste encore dans la sphère morale. Pour lui, toute expression du moral a son telos[3]dans une expres­sion supérieure du moral ; il réduit le rapport moral entre le père et le fils, ou la fille et le père à un sentiment dont la dialectique se rapporte à l’idée de moralité. Il ne peut donc ici être question d’une suspension téléologique du moral lui-même.

 

Tout autre est le cas d’Abraham. Il a franchi par son acte tout le stade moral ; il a au-delà un telos devant lequel il suspend ce stade. Car je voudrais bien savoir comment on peut ramener son action au général, et si l’on peut découvrir, entre sa conduite et le général, un rapport quelconque autre que celui d’avoir franchi le général. Il n’agit pas pour sauver un peuple, ni pour défendre l’idée de l’État, ni pour apaiser les dieux irrités. Si l’on pouvait invo­quer le courroux de la divinité, cette colère aurait pour objet Abraham seul, dont toute la conduite est une affaire strictement privée, étrangère au général. Aussi, tandis que le héros tragique est grand par sa vertu morale, Abraham l’est par une vertu toute personnelle. Dans sa vie, le moral ne trouve pas d’expression plus haute que celle-ci: le père doit aimer son fils. Il ne peut absolument pas être question du moral au sens du vertueux. S’il y avait du général dans la conduite d’Abraham, il serait recélé en Isaac, et pour ainsi dire caché en ses flancs, et crierait alors par sa bouche: « ne fais pas cela, tu réduis tout à néant. »

 

Pourquoi donc Abraham le fait-il ? Pour l’amour de Dieu, comme, d’une manière absolu­ment identique, pour l’amour de lui-même. Pour l’amour de Dieu, parce que Dieu exige cette épreuve de sa foi, et pour l’amour de lui-même, pour donner cette preuve. Cette conformité trouve son terme adéquat dans le mot qui a toujours désigné cette situation : c’est une épreuve, une tentation. Mais une tentation, qu’est-ce à dire ? Elle prétend d’ordinaire détourner l’homme de son devoir; mais ici, elle est le moral lui-même, jaloux d’empêcher Abraham d’accomplir la volonté de Dieu. Qu’est-ce alors que le devoir ? L’expression de la volonté de Dieu.

 

Ici paraît la nécessité d’une catégorie nouvelle, si l’on veut comprendre Abraham. Le paga­nisme ignore ce genre de rapport avec la divinité ; le héros tragique n’entre pas en relation privée avec elle ; pour lui, le moral est le divin, d’où suit qu’alors le paradoxe se ramène au général par médiation.

 

Abraham se refuse à la médiation; en d’autres termes : il ne peut parler. Dès que je parle, j’exprime le général, et si je me tais, nul ne peut me comprendre. Dès qu’Abraham veut s’ex­primer dans le général, il lui faut dire que sa situation est celle du doute religieux ; car il n’a pas d’expression plus haute, tirée du général, qui soit au-dessus du général qu’il franchit. »

 

 

 

[Soren Kierkegaard, Crainte et Tremblement, 1843, Le chevalier de la foi, Aubier Tisseau, 1984, p. 91-93.]

 


[1] Kierkegaard analyse dans les pages qui précèdent la figure d’Agamemnon sacrifiant Iphigénie, choisissant entre l’intérêt général (il est chef des armées grecques dans l’Iliade) et l’intérêt particulier (il est le père d’Iphigénie).

[2] Patriarche biblique. Abraham et sa femme Sarah, ayant désiré toute leur vie durant un enfant, réussissent finalement à avoir un fils, Isaac. Abraham reçoit un message qu’il pense venir de Dieu lui demandant de le sacrifier.

[3] Terme grec qui signifie, «fin, accomplissement».


 

Publié dans 12 - Religion

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