Kant [56] Réponse ironique à ceux qui confondent la liberté de penser à la pensée affranchie de la raison commune…

Publié le par Maltern

~ Kant [56] Réponse ironique à ceux qui confondent la liberté de penser à la pensée affranchie de la raison commune…

Le soi-disant génie des exaltés et des illuminés mène à la suppression des libertés

Une mise au point sur le « penser par soi-même »

« Hommes qui avez des dons d’esprit et des idées larges ! je vénère vos talents et aime vos sentiments humains. Mais avez-vous bien réfléchi à ce que vous faites et à quoi vont aboutir vos attaques contre la raison ? Sans doute voulez-vous que la liberté de penser reste à l’abri des offenses, car sans elle les libres élans de votre génie ne tarderont pas à prendre fin. Voyons ce qui devra naturellement advenir de cette liberté de pensée si une telle procédure, que vous inaugurez, l’emporte.

 
 

A la liberté de penser s’oppose premièrement la contrainte civile. Certes, on dit : la liberté de parler, ou d’écrire peut nous être retirée par un pouvoir supérieur mais absolument pas celle de penser. Toutefois, quelles seraient l’ampleur et la justesse de notre pensée, si nous ne pensions pas en quelque sorte en communauté avec d’autres à qui nous communiquerions nos pensées et qui nous communiqueraient les leurs ! On peut donc dire que ce pouvoir extérieur qui dérobe aux hommes la liberté de communiquer en public leurs pensées, leur retire aussi la liberté de penser : le seul joyau qui nous reste malgré toutes les charges de la vie civile et grâce auquel on puisse trouver un remède à tous les maux de cet état.

 
 

 Deuxièmement la liberté de pensée est prise aussi en ce sens que s’y oppose la contrainte faite à la conscience morale, lorsque, en dehors de tout pouvoir extérieur, des citoyens s’érigent en tuteurs des autres dans les choses de la religion, et, au lieu d’user d’arguments, s’emploient à proscrire, au moyen de formules de foi dictées et assorties de la crainte angoissée du danger d’un examen propre, tout examen de la raison par une empreinte précoce laissée dans les esprits.

 
 

 Troisièmement la liberté de penser signifie aussi que la raison ne se soumette à aucune autre loi qu’à celle qu’elle se donne elle-même; et son contraire est la maxime d’un usage sans loi de la raison (dans l’intention de voir plus loin, comme le génie en a l’illusion, que dans les bornes des lois).

 

La conséquence en est naturellement celle-ci : si la raison ne veut pas être soumise à la loi qu’elle se donne elle-même, elle doit s’incliner sous le joug des lois qu’un autre lui donne ; car, sans une loi quelconque, absolument rien, pas même la plus grande sottise, ne peut se maintenir longtemps. La conséquence inévitable de l’absence déclarée de loi dans la pensée (d’un affranchissement des restrictions provenant de la raison) est que la liberté de penser en fait finalement les frais, et que, par la faute, non du malheur mais d’une véritable pré­somption, elle est, au sens propre du terme, gaspillée.

 
 

 La marche des choses est à peu près la suivante. D’abord le génie se complaît tout à fait dans son élan hardi car il s’est défait du fil par lequel la raison autrement le guidait. Il ne tarde pas non plus à faire tomber d’autres sous le charme par des sentences sans appel et par de grandes espérances, et il semble dès lors s’être lui-même placé sur un trône que la lente et laborieuse raison ornait si mal ; ce faisant il parle toujours la langue de celle-ci. La maxime, alors admise, de l’invalidité d’une raison légiférante suprême, nous l’appelons, nous autres hommes du commun, exaltation ; ces favoris de la nature bienveil­lante, la nomment illumination.

 

Etant donné qu’une confusion de langage doit ainsi se produire chez ceux-ci mêmes, du fait que, la raison seule pouvant s’imposer de manière valide à chacun, chacun suit maintenant son inspiration, des inspirations intérieures vont néces­sairement finir par découler les facta extérieurs attestés par des témoignages, des traditions qui ont été au commencement elles-mêmes choisies vont donner lieu à des sources qui se sont imposées avec le temps, en un mot en découle la complète soumission de la raison aux faits, c’est-à-dire la superstition, car celle-ci se laisse du moins ramener à une forme légale et ainsi à un état d’équilibre.

 

 

 

Néanmoins, comme la raison humaine ne cesse d’aspirer à la liberté : une fois qu’elle a brisé ses  entraves, son premier usage d’une liberté dont elle a depuis longtemps perdu l’habitude dégénérera néces­sairement en abus et en une confiance téméraire dans l’indépendance de son pouvoir à l’égard de toute restriction, en une conviction de la toute puissance de la raison spéculative qui n’admet rien d’autre que ce qui peut être justifié par des principes objectifs et une conviction dogmatique, et nie hardiment tout le reste.

 

La maxime de l’indépendance de la raison à l’égard de son propre besoin (renonciation à la croyance de la raison) signifie dès lors incroyance ; mais celle-ci n’est pas de nature historique car on ne peut absolument pas penser qu’elle est intentionnelle ni, par suite, qu’elle est responsable (chacun devant, qu’il le veuille ou non, nécessairement croire à un fait suffisamment avéré tout autant qu’à une démonstration mathématique) ; mais il s’agit d’une incroyance de la raison, d’un fâcheux état de l’esprit humain qui commence par retirer aux lois morales toute leur force comme mobiles du coeur et même, avec le temps, toute leur autorité et fait naître le mode de penser qu’on nomme licence de la pensée, c’est­-à-dire le principe selon lequel on n’a plus à reconnaître aucun devoir. L’autorité entre alors en jeu afin que les affaires civiles elles-mêmes n’en arrivent pas au plus grand désordre ; et, comme le moyen le plus prompt et pourtant le plus énergique est, pour elle, justement le meilleur, elle supprime même la liberté de penser et soumet cette activité, au même titre que d’autres, aux prescriptions du pays. Et ainsi la liberté dans la pensée finit par se détruire elle-même quand elle va même jusqu’à procéder indépendamment des lois de la rai­son.

 
 

 Amis du genre humain et de ce qui lui est le plus sacré ! admettez ce qui, après un examen minutieux et sincère, vous paraît le plus digne d’être cru, qu’il s’agisse de facta ou de principes de la raison ; mais ne déniez pas à la raison ce qui en fait le souverain bien sur la terre, à savoir le privilège d’être l’ultime pierre de touche de la vérité * . Faute de quoi, indignes de cette liberté, vous la perdrez avec certitude et vous ferez de surcroît porter le fardeau de cette infortune à cette partie innocente qui aurait sinon été disposée à se servir de sa liberté de manière légale et par là également de manière finale en vue du bien du monde !

 
 

* Penser par soi-même signifie chercher la suprême pierre de touche de la vérité en soi-même (c’est-à-dire dans sa propre raison) ; et la maxime de toujours penser par soi-même, c’est les Lumières. Elle ne requiert pas pour cela autant que se l’imaginent ceux qui placent les lumières dans les connaissances; car elles sont plutôt un principe négatif dans l’usage de notre faculté de connaître et celui qui est extrêmement riche en connaissances est fréquemment le moins éclairé quant à leur usage.

 

Se servir de sa propre raison ne signifie rien d’autre que de se demander soi-même en toute chose ce que l’on doit admettre : est-il opportun de faire du fondement d’après lequel on admet quelque chose, ou de la règle qui découle de ce qu’on admet, un principe universel de son usage de la raison. Chacun peut en faire l’épreuve sur lui-même ; et il verra aussitôt disparaître la superstition et l’exaltation lors de cet examen, même s’il est loin d’avoir les connaissances nécessaires pour les réfuter l’une et l’autre à partir de raisons objectives. Car il se servira simplement de la maxime de la raison se conservant elle-même. Instaurer les lumières en quelques sujets est donc chose facile ; il suffit de commencer tôt à habituer les jeunes esprits à une telle réflexion. Mais éclairer une époque est une tâche de très longue haleine ; car il se trouve beaucoup d’obstacles extérieurs qui interdisent pour une part ce mode d’éducation, pour une autre part le rendent plus difficile. »

 
 
 

[Kant, Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée, tr.0J-F Poirier, GF p 69-72]

Publié dans 27 - Liberté

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